“Sablier” de Caroline Morgen
Certains soirs, quand les rayons incendient les toits des immeubles qui obstruent l’horizon, je repense aux couchers du soleil sur le miroir de l’étang de l’Or. Je crois encore sentir l’âpreté iodée de l’air mêlée à l’odeur de souffre des algues en décomposition.
J’avais vingt-cinq ans dans les années 90 et je passais tous mes week-ends chez Michel, un routier reconverti dans l’élevage de chiens de seconde catégorie. Sa villa exiguë se trouvait si près de l’eau qu’on accédait en quelques pas à sa vieille barque. Durant ces heures passées au milieu des marais, des canettes de bière fraiches à nos pieds et nos lignes trempant inutilement dans l’eau (il était rare que nous ramenions un loup ou une sole, tout au plus quelques gobies) nous apercevions au loin la maison de l’Avranches, une ancienne maniguière abandonnée depuis que les derniers propriétaires avaient renoncé à la restaurer. Les ombres du couchant dissimulaient les tags qui la recouvraient et sa silhouette semblait flotter sur l’eau. Lors de mes balades, flanqué d’un ou deux des chiens les plus dociles, j’apercevais parfois un peintre et son chevalet, ou un photographe et son trépied, débarqués sur l’îlot rocheux qui l’entourait. Elle faisait partie de ma poésie personnelle de ce paysage qui constituait un échantillon de mer à mon échelle, dont chaque plan aurait pu former un tableau impressionniste, un cliché que je prenais sans appareil, juste en clignant mes yeux éblouis par ces petites touches de couleurs pures confondues dans l’harmonie des reflets.
Après une relation amoureuse compliquée qui avait introduit toutes sortes d’aiguilles dans mon cœur et dans mon cerveau, j’étais résolu à rester durablement célibataire. Je travaillais toute la semaine au guichet d’une banque, un poste qui pourrait paraître avantageux tant qu’on ne connaît pas la contrainte des clients exigeants et agressifs jusqu’à me donner envie de les tabasser, chose que je ne faisais pas bien sûr, à part en imagination. Mon deux-pièces en ville devenait une nasse qui me capturait tous les soirs. J’éprouvais un besoin vital de cet espace de liberté.
Je pourrais vous parler encore de ces moments passés au coin d’un feu de camp, des anecdotes passionnantes de Michel et cela vous donnerait une image assez édulcorée de ces instants de relâche.
Je l’aidais aussi à s’occuper de sa meute dont les aboiements incessants lui attiraient le courroux des riverains. Je peux dire aujourd’hui avec le recul des années que tous les ingrédients étaient cependant
réunis pour que la situation dégénère. Déjà, Michel ne se remettait pas de son divorce, raison pour
laquelle il avait choisi ce quotidien solitaire. Ensuite, il arrivait que des types débarquent dans des
bagnoles luxueuses pour s’entretenir en aparté avec lui. Il avait consenti à m’expliquer évasivement une
histoire d’hormones censées démultiplier la gestation des chiennes, sans me parler des inconvénients
congénitaux inhérents à cette pratique ni du réseau de vétérinaires et de revendeurs véreux qui
fournissaient des documents falsifiés aux acheteurs de chiots au pronostic vital odieusement raccourci.
Mais je m’étais renseigné.
Michel avait beaucoup de défauts, dont celui de s’attirer les ennuis. J’en avais aussi pas mal, comme celui de rester en marge de ma vie sans réussir à m’investir. Les bords des étangs me réconciliaient avec moi-même car tout m’y soulevait : les crissements et les frôlements nocturnes de la faune aquatique, la luminosité apaisante, des félicités minimalistes qui me laissaient respirer plus amplement. On dit que ressentir une passion pérenne est essentiel à la survie psychique et j’aimais discuter avec les artistes qui se déplaçaient jusqu’à la maison d’Avranches. Je me suis mis à mon tour à peindre les étangs de Mauguio qui évoquaient pour moi tout un pays. Michel me disait que j’avais un « putain de talent » avec une lueur de fierté dans ses yeux car il pensait y être un peu pour quelque chose. Je crois que sous ses apparences rustres, lui qui vivait dans une villa avec si peu de confort, il recherchait lui aussi où se dissimulait la beauté de ce monde. Et peut-être bien qu’il l’a souvent touchée du doigt avant de disparaître.
L’art se nourrit de la solitude des âmes. Ou alors c’est l’inverse, je ne saurais dire. Je ne suis pas très sociable mais mes œuvres sont dédicacées aux inconnus qui me font me sentir exister grâce à ce partage.
Je m’étais déjà inscrit aux ateliers d’une petite école de dessin sans prétention quand mon univers au bord des cabanons melgoriens s’est écroulé.
Le jour où tout a basculé reste gravé dans ma mémoire. Michel se plaignait déjà depuis quelques temps de la rareté de mes passages, espacés de plusieurs semaines dorénavant. J’avais entamé une nouvelle relation plus sérieuse avec celle qui est désormais ma femme. Les étangs me procuraient toujours cette impression de plénitude saline mais j’étais redevenu citadin en me réconciliant avec l’autre vie, celle que j’avais fuie jusque-là. La fréquence de plus en plus régulière des visiteurs louches que j’avais déjà pu observer ne m’avait pas échappé, la plupart se considérant même en terrain conquis, flânant dans les box des chiens ou restant assis pendant des heures sur des chaises pliantes au bord de l’eau. Certains avaient paru dangereusement intéressés par le fait que je travaille dans une banque. Il me semblait que les portées étaient bizarrement plus nombreuses.
Puis le drame survint. Après la perte d’une vingtaine de chiots suite à une épidémie de toux du chenil, la parvovirose décima les trois quart des chiens restants. Quand j’ai débarqué après deux mois d’absence, Michel avait l’air plus que désemparé et aussi mal en point que sa meute. Les gémissements des chiens déshydratés qui haletaient dans leurs souillures m’avaient saisi alors que j’engageais ma voiture sur le chemin. Le vétérinaire dépassé avait déserté. J’ai aidé comme j’ai pu, administrant des antibiotiques et nettoyant les litières jusqu’à ce que l’odeur de javel me donne le vertige. Je n’ai plus eu de nouvelles de Michel après avoir appris par des connaissances qu’il avait vendu les dernières bêtes encore à peu près vaillantes et tout laissé derrière lui.
J’ai mis des années à revenir sur les lieux, la villa tombait en ruine autant que la maison d’Avranches, et si le panorama était toujours aussi beau et paisible je garde à présent le souvenir d’un homme vieillissant qui avait vécu dans la plus grande des précarités auprès de ses chiens. Il avait fait le mauvais choix, j’avais opté pour le bon. Aujourd’hui je travaille dans le graphisme, mais je dessine ce qui me chante à mes moments d’oisiveté.
Me restent de cette période de ma vie des sentiments éternels : une sensibilité esthétique, le bonheur d’une solitude particulière, une vision plus vive, plus vraie. Un don pour capter l’invisible et révéler ma présence au monde.
J’ai exposé dernièrement. L’un de mes tableaux représente une maison entourée d’eau sous un ciel sombre. Je l’ai intitulé « Grain de mer, grain de sable » et j’ai mêlé à ses pigments un peu de cette terre sablonneuse qui a su porter puis diriger mes pas.
Caroline Morgen









