“J’étais roi à Jérusalem” de Laura Ulonati
« Moi, si on énumère, je suis un mauvais fils, un mauvais mari, un mauvais père. Un mauvais patriote. Moi, je suis surtout un homme qui rit, un homme qui joue. Moi, fils de Jiryis Jawhariyyeh, j'étais roi à Jérusalem. »
C’est ainsi que se présente Wasif, le narrateur et principal personnage qui ouvre le roman dans une scène quasiment quotidienne et apparemment anodine : assis dans une gargote à Beyrouth, il entend à la radio l’annonce de l’issue de la guerre des six jours — Seulement six petits jours pour défaire les armées arabes, puis s’emparer de la bande de Gaza, de la péninsule du Sinaï, du plateau du Golan, de la Cisjordanie… Une prise de guerre en particulier ; la plus terrible parce que la plus symbolique. Celle de Jérusalem-Est, la vieille ville sacrée. À peine conquise et déjà défigurée… Une zone qui accueillait les pèlerins d’Afrique du Nord durant le Moyen Âge, qui remontait à Saladin.
En dépit ou plutôt à cause du tragique de la situation, Wasif réagit en blaguant : « Jérusalem est comme un oignon. Le meilleur, c’est le cœur : les Juifs aussi sont des connaisseurs ! » Et il trempe un oignon dans son houmous, ce qui lui vaut d’être ouvertement et vertement insulté par un jeune homme qui n’adhère pas à ce genre d’humour. Voulant éviter le conflit et la leçon de morale, il se lève et part, pour nous emmener dans le sillon de son histoire depuis sa naissance en 1887 au cœur de Jérusalem-Est jusqu’en 1948, date où il s’exile au Liban avec ses enfants.
C’étaient les temps bénis d’une époque révolue — Une façon d’être au monde, une habitude qui était nôtre, qui nous faisait vivre ensemble. Nous, pas les Palestiniens ou les Israéliens. Nous, chrétiens, juifs, musulmans. Les gens de Terre sainte, comme on disait alors.
Laura Ulonati a écrit le roman d’une vie, mais aussi et surtout d’une ville. Une vie : celle de Wasif, librement inspirée des mémoires d’un personnage réel joueur de oud palestinien, chrétien orthodoxe, par ailleurs fonctionnaire sous le mandat britannique ; une ville : fascinante, mosaïque, Jérusalem adorée qui se dévoile à nos yeux et à nos oreilles à travers la voix de Wasif. Une vie et une ville pleines de rêves, de lumière, d’odeurs, de saveurs, de couleurs, et de musique. Car la musique est omniprésente dans le corps et le cœur de cette ville et de ses habitants aux multiples identités. Elle fait surtout partie intime de la raison d’être de Wasif — Oud en arabe, ça désigne un bout de bois… Il représente bien l’exilé au pouvoir limité, mais à la tête dure. L’oud peut dire toute la vie, les jours heureux ou douloureux, la mélancolie… Mieux que des mots, le son de l’oud fait revivre la voix de Jérusalem.
Jouer, pour Wasif, c’est une obligation sacrée… Une quête qui fait toujours se quitter, se réincarner. La musique, c’est le souffle poétique du roman qui rythme chaque événement, heureux ou malheureux, joie, chagrin, espoir et destruction. Une musique sublime qui dit la tragédie et célèbre l’humain. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours lié l’amour à la musique.
C’est le roman d’une histoire intime et familiale qui se fond dans l’histoire collective. On comprend mieux les changements et les bouleversements par l’intérieur. Jérusalem : Tout a commencé par un regard myope, dans des yeux qui ne voyaient Jérusalem qu’au travers des verres épais de grosses lunettes. Des culs-de-bouteille qui la transformaient en artefact intellectuel, qui refusaient de l’envisager comme une cité simplement habitée, charnelle… Jérusalem, Belle mal-aimée parce que trop regardée par de mauvais amoureux. Ou encore, à propos de la place des Martyrs — ce n’est pas anodin, le nom d’un lieu. Il porte des images qui pénètrent le passant, elles l’infusent à petit feu. Elles le gangrènent, elles lui donnent des idées, lui rongent doucement la cervelle.
Laura Ulonati dessine avec délicatesse les portraits de ses personnages. Wasif fait preuve de tendresse mais aussi d’humour désinvolte — C’est vrai, je suis un saoulard. Je bois l’arak comme du petit-lait à longueur de journée, mon haleine empeste. Et surtout, il tient très fortement à ses racines — J’appartenais à Jérusalem, à son passé, à son présent. En exil, face à l’épuisement : J’essaie de voir à travers le rouge et la fumée, à travers le désespoir, mais la vue est bouchée. Alors je ferme les yeux pour écouter. J’aimerais entendre celui que j’étais…
Les autres personnages ne sont pas accessoires. Le père campe un personnage haut en couleurs et profondément visionnaire, il a vu juste lors du déchirement de la ville sainte — Il avait deviné dans ce mode de vie séparé le danger d’une première dualité. Un dédoublement de la réalité qui ne plaçait pas civilisation et civilité au même endroit…La fin d’un récit commun qui nous mènerait face à face.
En explorant ses souvenirs, son oud en bandoulière, Wasif fait renaître un monde certes révolu mais il le regarde avec une nostalgie qui lui confère une certaine dignité, une foi en l’humanité. Pour lui, la transmission est une nécessité vitale.
Laura Ulonati donne une voix à la fois charnelle et poétique à cette ville et ses personnages emblématiques, cette Terre sainte si longtemps déchirée qui, à l’heure actuelle, n’en finit pas de souffrir. Très intéressante est d’ailleurs la mise en abyme de l’actualité dans l’histoire ancienne par des intermèdes montrant des personnages contemporains qui traversent les lieux du roman, pour en souligner les transformations et l’évolution de la situation.
Ce roman nous invite à méditer sur le rôle de l’art et la culture comme liens entre les hommes et moyens de résistance à l’oubli, aux fractures, à la séparation.
Laura Ulonati a été invitée aux Automn’Halles en 2023 pour son roman Double V.
J’étais roi à Jérusalem
Laura Ulonati
Actes Sud (2025)









