“Apprendre à finir” de Laurent Mauvignier
Replonger dans Apprendre à finir un quart de siècle après l’avoir lu, c’est retrouver une langue qui a marqué le début de celui-ci, en s’appuyant sur un titre qui (me) renvoie à Jankélévitch, pour qui on n’apprend pas davantage à finir qu’on apprend à commencer : pour commencer, il faut commencer, et l’on n’apprend pas à commencer. Pour commencer, il faut simplement du courage, écrit-il dans Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, en 1980, et si Mauvignier reprendra pour lui le sujet du courage, c’est pour l’associer à la connerie, dixit celui qui doit réapprendre à marcher, après un grave accident de voiture.
On n’imagine pas les Éditions de Minuit—fondées sur les règles du Nouveau Roman, en rupture avec les structures classiques du récit—se satisfaire d’un tel synopsis, c’est donc par un monologue intérieur, celui de la femme de la victime qui récupère son mari après de longs mois passés dans la chambre 903, dans la maison familiale, réaménagée pour l’occasion, que se jouera le roman. Là encore, les choses seraient simplistes si l’accidenté n’avait pas envisagé—échéance de quinze jours à l’appui—de la quitter, après qu’il a rencontré une autre femme. Pas une bonne femme, de celle qui épluche les oranges, mixe les légumes et prépare les soupes. Dès lors que le véhicule s’est encastré contre le mur—la voiture trop solide, les murs pas assez—il y a collusion des temps, de fait, chez celle qui reste : Elle (l’autre), c’est fini, elle n’existe plus, tout renvoie la répudiée à l’époque où on était ensemble.
Littéralement, présent (de narration), passé (pour renvoyer à la colère, à la violence) et futur simple (je n’aurai plus peur de la maison vide) se mêlent, le conditionnel est suscité (il faudrait du calme) dans une langue débitée (phrases nominales, anacoluthes, sujets répétés) et pourtant (quasi) proustienne, dans ce qu’elle fait dire de l’anodin (le bouquet de fleurs, le vase idoine…) qui prend valeur de matière. C’est donc le récit intérieur (sur son vélo, parfois, en rentrant des ménages qu’elle fait chez… Albertine) de la radioscopie d’un amour, qui démarre par un maintenant qu’il était revenu éloquent. Et pourtant, ça avait eu lieu, avant, se souvient-elle, évacuant, de suite : on dit tellement de choses sous la colère. L’abandon (son abandon de moi), elle le dénie dans une boulimie de soins, enfouissant l’impression que l’autre nous repouss(e) en nous, sans savoir ce qu’il (lui) reprochait, c’est un classique que Mauvignier réinvente dans une métaphysique (lutter pour vivre, c’était vivre contre moi) associée à la stricte mécanique (alors je sais pour l’avoir vu ce qui fait relever des corps).
On suit les progrès du miraculé (le temps reviendra de l’ombre fraiche et des nappes étendues sous les chênes, quand on vous dit qu’on n’est pas loin de la Recherche !) via les pensées de cette femme sans nom, dont on sait juste qu’à force d’avoir laissé la salle de bains aux enfants le matin, elle a renoncé à s’apprêter et que, puisque les choses changent, elle est passée de la folie—s’ils avaient su dans ma tête les idées folles, le tuer, tuer ses enfants—à la résignation puis au nouveau fol espoir. Mais je n’aurai plus peur de rien, lâche-t-elle au mitant du roman—il n’y avait pas de place pour imaginer ce qui se passerait plus tard—avant d’être confrontée, de nouveau, dans la révélation d’un lit défait, à l’essence de ce qu’était devenue sa relation, retrouvée en une seconde dans l’œil de son fils aîné, qui lui demande, quand le père s’est enfin assis à la table familiale, si elle est contente, et qui répond de lui-même, c’est bien, c’est bien. Comme dans Sarraute (ou presque), tiens.
Qu’est-ce qui se serait passé si j’avais laissé Philippe me dire ce qu’il voulait, ça occupe la deuxième partie du roman, quand les lumières de la Cité, le matin, l’éclairent sur l’illusion qui l’a nourrie, me rendre à moi le monde comme je l’avais voulu, quand elle préfère, dit-elle, rester sage dans ses mensonges. C’était tout ce qui me manquait qui le faisait l’aimer, lâche-t-elle dans un accès de conscience dont le lecteur ne saura (jamais) s’il s’avérera, au quotidien, tant nos vies—à tous—sont composées d’abandons et de renoncements.
En 2000, Laurent Mauvignier confirmait par ce (2e) roman un sens aigu de l’analyse et une écriture à part, pointilliste dans l’inutile, qui finit par faire sens ; les cercles concentriques d’Apprendre à finir tiennent le lecteur et recomposent l’histoire d’une vie, dont l’essentiel ne fait pas sujet (on devine que le mari a connu l’Algérie, son baptême en avion, ce qui pourrait expliquer sa violence, mais Mauvignier préfère s’attarder sur le voyage aux Baléares gagné à Intermarché) mais réside dans la télécommande du téléviseur et les outils qui rouillent dans la cabane de jardin. Le tout composant une réflexion sur la solitude dans le couple qui n’a pas pris une ride, en un quart de siècle.
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
Apprendre à finir
Laurent Mauvignier
Les Éditions de Minuit (2000)









