“John l’Enfer” de Didier Decoin
John l’Enfer, c'est l'histoire de New York et du Cheyenne, comme un combat des temps modernes, forcément moderne au point d’en faire un roman de 2024. C’est que John l’enfer accroché à des ventouses sur les vitres des gratte-ciels vit comme suspendu au dessus d’un état d’urgence, dessous il y a les sirènes des ambulances, un ouvrier est tombé. Le Cheyenne, insensible au vertige, qui lave les vitres, voit le luxe et les appartements vides et aussi des immeubles laissés à l’abandon avec d’inquiétantes fissures, et des chiens qui s’enfuient dans les montagnes voisines. Le Cheyenne qui sait tenir tête au python échappé sur la corniche du trentième étage, perçoit aussi la puanteur qui serpente le long des rues. Mais il n’aura jamais une âme de martyr, ni de militant même avec les filles des combats de l’avenir qu’il traite d’association d’indiens de bonne compagnie qui ne fait peur à personne !
C'est à l’hôpital, au cours d’une pause forcée pendant une averse diluvienne, que le Cheyenne va rencontrer ses deux compagnons d’errance, comme un stratagème de l’auteur pour un scénario propre à sa comédie humaine. Dorothy Kayne, une jolie brune un bandeau sur les yeux, devenue momentanément aveugle, qui erre effrayée dans les toilettes des hommes. Et Ashton Misha, officier second sur un transatlantique, opéré en urgence d’une appendicite, hanté par sa Pologne natale. Trois destins si singuliers dans ce New York dont John l’enfer pressent l’agonie comme le châtiment de cette urbanité qui a dévoré la grande plaine des bisons et de ses ancêtres à qui la lune parlait. Tellement lucide qu’on l’accusera d’avoir voulu détruire New York ! Trois destins qui se bousculent à la croisée des chemins où le secret c’est peut-être d’accepter les aiguillages comme ils viennent, de ne pas regarder derrière soi pour tenter de retrouver la route perdue confie Ashton qui envisage de laisser tomber le transatlantique et rêve des mers du sud. Ashton, le fils de paysan qui parle de la mer en termes de terre, qui se croyait aussi nécessaire à la bonne marche du navire que le bœuf à l’attelage. Ashton qui philosophe : on ne critique pas Conrad on le comprend. Ashton déjà jaloux, qui lit à Dorothy aveugle la lettre que lui a écrite John l’Enfer .
Dorothy qui fera l’amour avec Ashton nul, dit elle, et qui aime le Cheyenne. Ashton avec son vieux corps qui sait qu'il n'aura aucune chance quand la jeune professeur de sociologie urbaine retrouvera la vue et découvrira le nez busqué et la carrure de John l’enfer. Ainsi va tourner ce trio bancal mais si humain, ballotté dans cette ville, enjeu des ambitions politiques, où Anderson, le pompier new yorkais forcément héroïque brise le rêve du sénateur Cadett en campagne électorale, descendu dans les égouts avec les journalistes. Le délabrement des immeubles est devenu un défi politique, et ce n’est rien à côté de Chinatown où nous entraîne le narrateur, cette sous-ville qui se vautre et se souille à mesure qu’on la nettoie, où ça remugle tellement d’entre les pierrailles que même le vent d’océan a renoncé à chasser la puanteur. Didier Decoin a son style qui vaut tous les discours, qu'il montre l'injustice, qu'il dénonce la corruption où qu'il vénère l'amour, en quelques mots irremplaçables pour comprendre la force et l’évidence des sentiments. Le Cheyenne serait un amoureux mystique : John l’Enfer continue de caresser son sexe. Il songe à Dorothy Kayne, il la pénètre en pensée. À eux deux ils engendrent un arbre ».
John l’Enfer
Didier Decoin, de l’académie Goncourt
Éditions du Seuil (1977)
Didier Decoin sera l’invité des Automn’Halles 2024 le samedi 28 septembre au MIAM à Sète.









