“Continuer” de Laurent Mauvignier

Laurent Cachard • 11 juillet 2025

Je n’ai pas beaucoup mémoire d’avoir été parcouru d’un tel frisson à la toute fin d’un roman. Peut-être s’explique-t-il par la part de culpabilité de ne l’avoir pas lu avant, d’avoir connu une époque où je ne lisais plus les livres d’un auteur que j’ai pourtant toujours trouvé essentiel ? Qu’importe, la fin, renversée, de Continuer, 10e roman de Laurent Mauvignier, paru en 2016, m’a tellement bouleversé après que le roman m’a tenu en haleine que j’ai eu de la peine à quitter ces personnages.


Samuel et Sibylle, le fils et la mère, qu’on trouve, directement, confrontés à des possibles voleurs de chevaux, une culture au Kirghizistan, ce pays montagneux d’Asie Centrale dans lequel mère et fils se sont exilés pour trois mois, en solitaire et à cheval, donc, puisque c’est tout ce qu’ils ont partagé en 16 ans, marqués par une séparation, un déménagement (à Bordeaux) et un décrochage, à tous les niveaux. Sibylle veut sauver son fils de la perte, rattraper sa vie à elle qui part à vau-l’eau (on saura plus tard pourquoi) : est-ce qu’elle va finir de tomber, comme elle voit que son fils est en train de tomber ? l’acte fondateur (décider) est là, elle vend la maison paternelle à laquelle elle semblait tant tenir, prend une disponibilité de son travail d’infirmière — quand tout la destinait à devenir chirurgien — va contre les moqueries de son ex, Benoit, le père de Samuel, qui n’a de cesse de la ramener ma pauvre chérie — à tous ses échecs précédents, au sens des réalités qu’elle n’a jamais eu, selon lui. Quand elle le fait venir, chez elle, alors qu’elle s’était juré qu’il n'y mettrait jamais les pieds, il tourne tout en dérision, se moque du robinet qui fuit (ploc) comme s’il était l’incarnation de sa propre nécessité conjugale, se dit qu’un bon pensionnat réglerait tout, comme ça l’a fait pour lui. Mais si Sibylle s’accroche à son idée folle, c’est qu’elle sait que c’est le seul moyen de sortir de sa dépression, de retrouver l’essentiel en renonçant aux fausses valeurs occidentales.


Au pays des Chevaux Célestes, elle attend que Starman & Sidious, les montures qu’elle a achetées et que Samuel a nommées — pour Bowie & Star Wars — montrent à son fils qu’elles sont plus que des chevaux, enfin, qu’elles sont devenues des chevaux, qu’il faut comprendre, gérer, bichonner. Elle veut qu’il comprenne la valeur d’une simple bouteille d’eau, de quelques feuilles de papier-toilette, il faut que tu prennes, dit-elle, le moins de place possible dans le monde qui va t’accueillir. L’adolescent taciturne, skinhead en perdition, va regimber, s’enfermer dans ses écouteurs, mais suivre le rythme, dense, vivre les soirées chez les nomades qui accueillent, toujours, parce que c’est la coutume : il y a toujours un homme pour expliquer qu’on doit aider celui qui passe devant la porte de notre maison : si les portes des yourtes ne se ferment pas, c’est uniquement pour respecter cette règle.


Sa mère leur parle russe — la langue de ses grands-parents — il en a les bases mais ne dit rien, s’agace de ce que Sibylle pût être populaire, voire plaire à un des randonneurs (français) qu’ils croisent, deux fois. Au fur et à mesure qu’ils avancent dans le périple, qu’ils tombent dans le piège facilement, sans se rendre compte qu’il se renferme sur eux et qu’ils ne pourront pas faire machine arrière, Mauvignier, par analepses, éclaire le passé de Sibylle, quand elle espérait encore en la vie, qu’elle aimait éperdument Gaël, ce motard rencontré sur fond de station essence ExxonMobil, avec le cheval ailé comme symbole qui peuple encore ses cauchemars, récurrents, qu’elle se destinait à la chirurgie et qu’elle avait même écrit un roman, accepté par les éditeurs, comme Beckett — d’où le prénom de son fils — ou Modiano, sans en croire ses oreilles.


Il raconte l’histoire d’une vie ancienne, d’une vie morte, dont ne subsistent que la honte, le dégoût, le mépris de soi. Il use de l’anaphore — pourtant, X3 — pour dire à quel point elle était bien partie, dans la vie, et que tout s’est écroulé. À coup d’attentat à la station RER B à Saint-Michel — le 25 juillet 1995, revendiqué par le Groupe islamique armé algérien — une faille dans ses valeurs humanistes qu’elle a tu mais qui ressurgira un soir où Samuel, qui a trop bu, lâchera — sans rien savoir de ce qui s’est passé dans la vie de sa mum’ — une diatribe anti-musulmans (les Arabes) stupide et confuse : il a peur des images qu’il voit des banlieues, lui qui n’y est jamais allé. C’est le point de rupture dans le voyage, la séparation brutale, un dénouement violent. Les vies secrètes de deux voyageurs ont pourtant un point commun, qui agira comme un révélateur dans une chute dramatiquement belle : le Heroes de David Bowie, une chanson qui parle de se maintenir debout même si c’est pour un jour, d’être ensemble, des héros pour un jour

 

Mauvignier excelle dans la façon de reconstituer, par petites touches, les éléments qui ont fait une vie avant la vie qu’il narre, et se sert d’un roman d’aventures* - paysages et cultures à l’appui - pour écrire sur l’élément fondateur de toute création, l’amour infini d’une mère pour son fils. À ce titre, le renversement final, que Benoît, le père, qui se croyait imbattable, sur tous les terrains, perçoit via une partie de oulak-tartych, ce jeu où les jeunes s’affrontent(à cheval) autour d’un mouton décapité, est éloquent. Sans un mot, comme toujours, chez Mauvignier.

 

*idée venue de la lecture d’un article du Monde en 2014


Continuer

Laurent Mauvignier

Les Éditions de Minuit (2016)

 

Laurent Mauvignier sera l’invité d’un grand entretien aux Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

par Jean-Renaud Cuaz 5 septembre 2025
ÉDITO Fin septembre, les Automn’Halles lanceront leur 16e édition. Seize années qu’un pari un peu fou a pris vie : celui de faire vibrer une île singulière au rythme des mots, de la lecture, de la musique et de la peinture. Depuis quatre ans, la reconnaissance officielle du Centre National du Livre est venue confirmer ce que les Sétois savaient déjà : que ce festival a gagné sa place dans le paysage littéraire national. Des partenaires fidèles — le réseau des Médiathèques de l’Agglo, le musée Paul Valéry, les librairies, le Plateau, l’Amadeus et désormais la Maison Régionale de la Mer — apportent leurs sites, leurs énergies. Grâce à eux, la littérature s’installe partout, elle respire dans chaque recoin de la ville, elle s’offre au plus grand nombre. Durant cinq jours, les auteurs se disperseront comme autant de semeurs de songes. Dans les classes, pour éveiller les élèves à la puissance des mots. Dans les espaces de rencontre, pour échanger directement avec leurs lecteurs. Dans les dédicaces, pour ce moment simple et rare où une phrase manuscrite scelle un souvenir. Le programme est riche, multiple, ouvert. Il accueille des figures déjà consacrées, et des voix nouvelles qui montent, prometteuses et fragiles. Il fait place aux auteurs et éditeurs locaux et régionaux, car la littérature vit aussi des racines qui nourrissent son terreau. Il tend la main aux talents en herbe, avec son Concours de nouvelles. Pendant cinq jours, Sète se transforme en une île de papier et de voix, où chaque rencontre devient une aventure, chaque lecture un voyage, chaque instant une célébration. Jean-Renaud Cuaz Président des Automn’Halles
par Marie-Ange Hoffmann 2 septembre 2025
« Moi, si on énumère, je suis un mauvais fils, un mauvais mari, un mauvais père. Un mauvais patriote. Moi, je suis surtout un homme qui rit, un homme qui joue. Moi, fils de Jiryis Jawhariyyeh, j'étais roi à Jérusalem. » C’est ainsi que se présente Wasif, le narrateur et principal personnage qui ouvre le roman dans une scène quasiment quotidienne et apparemment anodine : assis dans une gargote à Beyrouth, il entend à la radio l’annonce de l’issue de la guerre des six jours — Seulement six petits jours pour défaire les armées arabes, puis s’emparer de la bande de Gaza, de la péninsule du Sinaï, du plateau du Golan, de la Cisjordanie… Une prise de guerre en particulier ; la plus terrible parce que la plus symbolique. Celle de Jérusalem-Est, la vieille ville sacrée. À peine conquise et déjà défigurée… Une zone qui accueillait les pèlerins d’Afrique du Nord durant le Moyen Âge, qui remontait à Saladin. En dépit ou plutôt à cause du tragique de la situation, Wasif réagit en blaguant : « Jérusalem est comme un oignon. Le meilleur, c’est le cœur : les Juifs aussi sont des connaisseurs ! » Et il trempe un oignon dans son houmous, ce qui lui vaut d’être ouvertement et vertement insulté par un jeune homme qui n’adhère pas à ce genre d’humour. Voulant éviter le conflit et la leçon de morale, il se lève et part, pour nous emmener dans le sillon de son histoire depuis sa naissance en 1887 au cœur de Jérusalem-Est jusqu’en 1948, date où il s’exile au Liban avec ses enfants. C’étaient les temps bénis d’une époque révolue — Une façon d’être au monde, une habitude qui était nôtre, qui nous faisait vivre ensemble. Nous, pas les Palestiniens ou les Israéliens. Nous, chrétiens, juifs, musulmans. Les gens de Terre sainte, comme on disait alors. Laura Ulonati a écrit le roman d’une vie, mais aussi et surtout d’une ville. Une vie : celle de Wasif, librement inspirée des mémoires d’un personnage réel joueur de oud palestinien, chrétien orthodoxe, par ailleurs fonctionnaire sous le mandat britannique ; une ville : fascinante, mosaïque, Jérusalem adorée qui se dévoile à nos yeux et à nos oreilles à travers la voix de Wasif. Une vie et une ville pleines de rêves, de lumière, d’odeurs, de saveurs, de couleurs, et de musique. Car la musique est omniprésente dans le corps et le cœur de cette ville et de ses habitants aux multiples identités. Elle fait surtout partie intime de la raison d’être de Wasif — Oud en arabe, ça désigne un bout de bois… Il représente bien l’exilé au pouvoir limité, mais à la tête dure. L’oud peut dire toute la vie, les jours heureux ou douloureux, la mélancolie… Mieux que des mots, le son de l’oud fait revivre la voix de Jérusalem. Jouer, pour Wasif, c’est une obligation sacrée… Une quête qui fait toujours se quitter, se réincarner . La musique, c’est le souffle poétique du roman qui rythme chaque événement, heureux ou malheureux, joie, chagrin, espoir et destruction. Une musique sublime qui dit la tragédie et célèbre l’humain. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours lié l’amour à la musique. C’est le roman d’une histoire intime et familiale qui se fond dans l’histoire collective. On comprend mieux les changements et les bouleversements par l’intérieur. Jérusalem : Tout a commencé par un regard myope, dans des yeux qui ne voyaient Jérusalem qu’au travers des verres épais de grosses lunettes. Des culs-de-bouteille qui la transformaient en artefact intellectuel, qui refusaient de l’envisager comme une cité simplement habitée, charnelle… Jérusalem, Belle mal-aimée parce que trop regardée par de mauvais amoureux . Ou encore, à propos de la place des Martyrs — ce n’est pas anodin, le nom d’un lieu. Il porte des images qui pénètrent le passant, elles l’infusent à petit feu. Elles le gangrènent, elles lui donnent des idées, lui rongent doucement la cervelle. Laura Ulonati dessine avec délicatesse les portraits de ses personnages. Wasif fait preuve de tendresse mais aussi d’humour désinvolte — C’est vrai, je suis un saoulard. Je bois l’arak comme du petit-lait à longueur de journée, mon haleine empeste . Et surtout, il tient très fortement à ses racines — J’appartenais à Jérusalem, à son passé, à son présent . En exil, face à l’épuisement : J’essaie de voir à travers le rouge et la fumée, à travers le désespoir, mais la vue est bouchée. Alors je ferme les yeux pour écouter. J’aimerais entendre celui que j’étais… Les autres personnages ne sont pas accessoires. Le père campe un personnage haut en couleurs et profondément visionnaire, il a vu juste lors du déchirement de la ville sainte — Il avait deviné dans ce mode de vie séparé le danger d’une première dualité. Un dédoublement de la réalité qui ne plaçait pas civilisation et civilité au même endroit…La fin d’un récit commun qui nous mènerait face à face. En explorant ses souvenirs, son oud en bandoulière, Wasif fait renaître un monde certes révolu mais il le regarde avec une nostalgie qui lui confère une certaine dignité, une foi en l’humanité. Pour lui, la transmission est une nécessité vitale. Laura Ulonati donne une voix à la fois charnelle et poétique à cette ville et ses personnages emblématiques, cette Terre sainte si longtemps déchirée qui, à l’heure actuelle, n’en finit pas de souffrir. Très intéressante est d’ailleurs la mise en abyme de l’actualité dans l’histoire ancienne par des intermèdes montrant des personnages contemporains qui traversent les lieux du roman, pour en souligner les transformations et l’évolution de la situation. Ce roman nous invite à méditer sur le rôle de l’art et la culture comme liens entre les hommes et moyens de résistance à l’oubli, aux fractures, à la séparation. Laura Ulonati a été invitée aux Automn’Halles en 2023 pour son roman Double V . J’étais roi à Jérusalem Laura Ulonati Actes Sud (2025) 
par Laurent Cachard 2 septembre 2025
On devrait pouvoir mesurer la qualité et l’importance d’un auteur à sa façon de réagir à un sujet d’actualité anodin, un fait-divers comme on l’appelle. En 2009, à Lyon, des vigiles ont battu à mort un SDF, sans autre raison valable que le droit qu’ils se donnent et la force qu’ils y trouvent , dira Mauvignier, deux ans après, dans un récit d’une phrase, sans majuscule initiale, sans point final non plus, d’une cinquantaine de pages. C’est un narrateur omniscient qui s’adresse — alors que le procès a eu lieu et que le procureur lâche, d’entrée, un homme ne doit pas mourir pour si peu — au jeune frère de la victime, dont le crime est de s’être arrêté au rayon bière du supermarché — les moins chères, en bas du rayon — et d’en avoir dégoupillé une, parce qu’ à un moment, ça suffit de continuer poches cousues . C’est sans compter sur les quatre vigiles qui, l’ayant repéré — T’as de l’argent pour payer ça ? — l’emmènent à l’écart, dans un recoin, et vont déchainer leur violence ( je ne sais pas de quelle humiliation ils veulent se venger , dira le narrateur) et le laisser pour mort sur le froid de la dalle de ciment , dans la réserve. Lui, qui n’a pas fait d’histoire quand ils l’ont arrêté — parce qu’il n’a pas de mots — se sera dit que tout allait s’arrêter bientôt , replié dans une position de fœtus , il aura vu la mort venir, hébété, comme une bulle qui remonte à la surface et finit par péter. Il ne savait pas qu’il mourrait , ce jour-là, contrairement aux films dans lesquels l es héros savent qu’ils vont mourir : c’est une scène qui est pourtant, elle aussi, hors du réel, qui inversera le jeu ouvert de la peur puisque le narrateur, sans que ça ne rattrape rien, les montre au jeune frère de la victime — obligé de porter encore son grand frère , en annonçant sa perte à leur mère — comme assoiffés à leur tour, ayant peur la nuit. Ils se sont fait plaisir, voilà le fond , mais cette jouissance aura un coût, une fois les prétextes — la crise cardiaque d’entrée, le couteau imaginaire, la responsabilité rejetée sur l’un des quatre — évacués. La victime reste(ra) morte, la damnation portée autant sur sa famille que sur celle de ses assassins ; cette lacération , dans la vie de celui qui reste ( tu devras vieillir pour deux ), Mauvignier la recrée dans un souffle, une phrase, des questions lancinantes : au bout de combien de coups est-il tombé ? Combien de bières vaut une vie ? Et cette sentence, qui tombe, plus importante encore que celle des Assises : c e qui est triste dans ma vie c’est ce monde avec des vigiles et des gens qui s’ignorent dans des vies mortes comme cette pâleur . Ce que j’appelle oubli Laurent Mauvignier Les Éditions de Minuit (2011) Il faut respecter la volonté de Laurent Mauvignier de ne pas faire entrer Le lien dans le genre théâtral — sous-titre à l’appui — même si ce court ouvrage se construit sur un dialogue entre Elle & Lui, dans l’universalité de l’appellation. Les mirages de la futilité (météorologique) vite passés, on comprend que dans cette maison qu’ils ont partagée il y a longtemps — tout ça est si vieux — il est revenu depuis peu et qu’elle est y restée, à l’attendre, trente années durant, dans sa vanité de jouer la veuve et la gardienne ; mais elle va mourir, dans cette maison, sous peu, ça n’est pas le moment de changer quoi que ce soit dans la (vieille) décoration — on peut tout bouger, tout renverser mais… non, pas la chambre — elle aura besoin, dit-elle, de toutes ces vieilleries et de tous ces bruits — jusqu’au robinet qui fuit — pour profiter de tout, et de Lui, en premier lieu, jusqu’au bout. Lui, c’est un photographe de guerre, passé par tous les pays dangereux du monde, qui a vécu une vie à fuir (dans l’alcool et les femmes) l’idée qu’il avait quitté une femme qu’il aimait , éperdument, à échapper à tout ce qui (le) retenait à (eux) et (le) ramenait ici, toujours . Il a envoyé des lettres, n’a jamais brisé le lien qui fait qu’elle l’a attendu. Il est trop tard pour faire comme si je n’étais jamais parti , lui dit-il. Et pourtant, à ta façon, tu n’as jamais été aussi présent ici, avec moi, que pendant toutes ces années où tu n’étais pas là , lui répond-elle, dans un dialogue qui se construit autour de la faille originelle de l’Algérie — une permanence, chez Mauvignier — une forme de fascination pour la terreur qu’il est allé poursuivre dans les yeux des chevaux menés à l’abattoir, ou auprès de ceux dont la vie n’a aucune valeur, comme cette prostituée à Mexico dont la conversation lui rappelait le bruit des hirondelles, chez lui… Elle l’interroge sur ce qui animera son regard quand elle passera ad patres, s’il saura reconnaître la même expression que celle qu’il a cherchée partout, autour du monde ; il élude, dit que les images et les mots ne sont rien , déférence gardée envers le livre qu’il leur reste à écrire. Qui ne le sera sans doute pas, parce que ce qu’ils avaient à écrire entre eux, ils l’ont fait, même si le cours n’a jamais été tranquille. Il peut s’accabler, parfois — je suis passé dans ma vie comme les étrangers dans les grandes villes — on peut se demander s’il est rentré parce qu’elle était malade, elle va mourir heureuse , assène-t-elle. Le lien (jamais défait), c’est la radioscopie d’un amour sans regrets, sans mélodrame, que l’imminence de la mort et du temps qui a passé ramène à son essence, d’une pureté sans nom. Le lien Laurent Mauvignier Les Éditions de Minuit (2005) Il est désarmant, Mauvignier, capable de s’arrêter 400 pages sur des désarrois métaphysiques et d’expédier un Voyage à New Delhi — au cœur d’un pays d’1,43 milliard d’habitants — en 70 pages. Parce que le titre est un leurre, et que l’histoire de Carole aurait dû intégrer les récits concentriques de Autour du Monde et que Carole, dit-il en aparté, est l’embryon du personnage de Sibylle, la femme de Continuer : celle qui part au Kirghizstan pour se retrouver et sauver son fils de la chute. Carole, elle, en apparence, est une femme comblée, quand elle embarque pour New Delhi — dans le même avion que David Lynch — elle est l’héritière d’une entreprise familiale que gère son mari, Pascal ; lui, c’est le patron, pour lui, le monde, c’est d’abord son lieu de travail . Ils sont mariés depuis douze ans, ont des enfants, elle ne manque de rien sauf peut-être de considération. Elle ne s’en offusque que quand son mari la prend pour une imbécile dans des petits rituels humiliants — deux doigts qu’il posait sur le haut de sa nuque en la grattant du bout des ongles, deux ou trois petits très brefs, secs — ou qu’il la limite au rôle de potiche dans ses repas d’affaire, pourvu qu’elle porte les boucles d’oreille qu’il lui a achetées. À peine arrivés à New-Delhi, il la confie à Agnès, la femme de Mercier, son collaborateur, mais elle la fuit dès le lendemain, lassée d’entendre la complainte des femmes d’expatrié, l’ennui, l’hyperactivité pour compenser . Elle part seule dans les rues de la ville, qu’elle assimile au Caire, à Istanbul, des lieux qu’elle a déjà fréquentés, un monde de funambules , pour elle. Jusqu’à ce que sa route — et son destin — croise Grégoire Vasset, qui s’intéressera à elle, l’écoutera, lui fera visiter la mosquée Jama Masjid, le vieux quartier d’Hazrat Nizamuddin, ils vont boire du vin, manger chinois, pour en rire, écouter du jazz, elle aura juste le temps — Cendrillon mature — de rentrer à l’hôtel avant que son mari le fasse, qu’elle n’ait rien à justifier d’une jalousie qu’elle sait inévitable. Il écrit des livres, lui demande si elle a vu les images du Japon (pour renvoyer à Autour du monde ), c’est lui qui agira comme le révélateur d’une vie dont elle ne veut plus. Quelque chose qui vacille, se dira Pascal, quand il la ramène dans sa chambre, après un dîner empli de conventions grotesques (jusqu’au poète local qu’on a mis là pour que les femmes ne s’ennuient pas trop). Jusque-là, il savait, Pascal, que sa femme allait s’ennuyer à mourir , mais que s’ennuyer à mourir, ça (n’était) pas mourir , se rassurait-il. Il n’est plus temps de fuir encore , se convainc-t-elle, en allant acheter un paquet de cigarettes et se remettre à fumer, enfin. Et de passer le cap, dans une chambre (823) qui n’est pas la sienne, pour une vie (à venir) qui ne sera plus celle qui l’a menée ici. Voyage à New Delhi Laurent Mauvignier Les Éditions de Minuit (2018) Laurent Mauvignier sera l’invité d’un Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 à 18h30 à la Maison Régionale de la Mer à Sète.
par Marie-Ange Hoffmann 27 août 2025
On reconnaît et admire chez Hubert Haddad la propension indéniable à investir toutes les formes créatrices pour sauvegarder en littérature la place à l’imaginaire qui lui est inhérente. La preuve en est donnée une fois de plus avec ce roman dont les premiers mots du prologue — Appelez-moi Papillon, Marc Papillon de Lasphrise, ou tout bonnement le capitaine Lasphrise. Je suis le dernier immortel — suscite immédiatement la curiosité du lecteur. Qui est ce personnage ? Fasciné par son étrange destin de poète-soldat né en 1555 dans le doux pays de Loire au XVIe siècle, (clin d’œil à Ronsard et du Bellay), l’auteur nous conte sa vie aventureuse de soldat dans les six chapitres contenus dans la première époque du roman. Car Papillon, Capitaine Lasphrise, a bel et bien existé. Après vingt années de bons et loyaux services aux côtés des Guise en pleines guerres de religions, où il échappe plusieurs fois à la mort, assiste à la mort violente de compagnons et brave tous les dangers, il se retire dans son fief angevin, épuisé, le corps couvert de cicatrices, seul, pauvre — ne jouissant pas de pension — mais l’âme encore vaillante, toujours habitée par son amour de la poésie. Il n’a qu’un seul souhait, celui de se consacrer entièrement à écrire des vers ; il parvient même à publier des recueils, mais sa grande tragédie sera qu’il ne reçoit pas la reconnaissance désirée. Son rêve de gloire, d’immortalité accordée aux talents de poètes reconnus s’envole. C’est alors que l’imaginaire de l’auteur prend son vol — Démon témoin de mon jurement Au risque d’en perdre âme et sang Une plume à ma veine trempée Scelle un contrat d’immortalité Tant que gloire enfin me soit donnée Jamais irai-je en l’ombreux tombeau Hubert Haddad le prend au mot et le rend immortel par le pacte qu’il signe avec le diable. L’auteur renoue ici avec le mythe de Faust et de l’immortalité. Mais aussi avec le registre du merveilleux, laissant agir la magie, le fantastique, le surnaturel. C’est donc en 1599, date présumée de la vraie mort de Marc Papillon de Lasphrise (sa tombe est restée introuvable), que commence sa vie d’immortel, de créature métaphysique. L’avenir désormais serait son éternité. Son livre de poésie en poche, il part en voyage dans l’espace et le temps, traversant quatre siècles d’histoire de France. Âme errante en quête de gloire posthume, il vivra mille péripéties sur les champs de bataille de toutes les guerres, échappant à la terreur de la Commune et des deux guerres mondiales, sera introduit dans les salons des Précieuses, connaîtra les galères, sera embastillé avec le Marquis de Sade, rencontrera Napoléon et bien d’autres illustres connus ou inconnus, tout en suivant ses passions amoureuses à la recherche de la Nouvelle Inconnue, image de l’amour absolu. Papillon était condamné à un sempiternel exil au milieu des existants tous plus ou moins assurés de leur trépas. Jusqu’au jour béni qui verra son obscure survivance transmuée en glorieuse immortalité. Sa mort dérobée lui serait alors rendue comme un diamant noir, fruit des étoiles ou larme de Dieu. Hubert Haddad maîtrise souverainement la dimension picaresque et baroque dans ce roman, mais ce n’est pas la seule. Il y a plusieurs romans dans ce roman, le roman étant l’invention du roman. On y rencontre l’immortalité, donc la mort ; la mort, l’ennemi première de l’homme qui frappe sans distinction du qui, du où, du quand, du comment. Disparaître a-t-il un sens pour l’écume et la neige ? depuis des siècles antiques, par une franche moitié ou deux tiers souvent, les enfants naissent et meurent. Les fosses d’oubli, les champs de guerre et les charniers avaient ces coulées de jeunes vies soumises au fil aiguisé du faucard. L’immortalité, donc une réflexion sur le temps, laquelle explore aussi la notion de mémoire. En effet, Papillon se souvient de tout, mais cette mémoire s’avère être un labyrinthe sans fin. Ses amours, ses combats, ses douleurs, ces minuscules incidents du temps qui passe , se confondent, le passé et le présent se rejoignent, rien de la réalité ne subsiste vraiment, le passé ne se détache plus clairement du présent et s’égare à la moindre distraction dans les culs de basse fosse de la mémoire . Papillon se trouve emprisonné dans son propre passé. Onze ans après un trépas ajourné, il continuait d’expérimenter une très curieuse impression, cruellement indolore, de perte irréparable . Il cherche le sens de sa quête de vérité. Que valent jours, mois et années pour l’insensé qui, ajournant son Salut au profit d’une hypothétique gloire, se sera lui-même condamné à la survivance ? C’est aussi un roman sur la folie, la folie du projet d’immortalité qui participe du souffle de vie. Perdant ses repères, Papillon constate que l’immortalité est pire que la mort. Il finira par découvrir une autre éternité en se dépouillant de son orgueil, de ses vanités, de ses aspirations, de son désir d’immortalité, de ses illusions de vivre . Plus rien ne l’affecte, il endure désormais l’astreinte de l’effacement de toutes choses . Papillon apparaît comme un personnage touchant, tendre, drôle, bien que tragique, car la tragédie fait partie de l’histoire. Enfin, le roman est surtout un hommage à la poésie, chère au cœur de Hubert Haddad. Face à cette immortalité qui fige, l'art, et en particulier la poésie, est la seule issue. En créant, Papillon ne cherche plus à conquérir l'éternité, mais à donner un sens à l'instant. La richesse de ce roman est portée par une langue poétique, ciselée, inventive, souvent savante, reflétant une immense érudition forgée dans la fréquentation assidue des poètes, connus ou inconnus de tous temps. Le lecteur suivra avec émerveillement, parfois d’un œil amusé, les scènes successives, conçues comme une galerie de tableaux ornés de citations érudites ponctuant l’errance de Papillon. Il découvrira la beauté de la nature chantée ici magnifiquement. Il sera invité à la rêverie, à la réflexion, à l’humour, guidé par le fantastique imaginaire de l’auteur. Le Diable n’est pas un être. Il est une invention. Une invention à notre image. L’Invention du diable Hubert Haddad Éditions Zulma (2022)
par Yves Izard 22 août 2025
Curieux hasard que de jeter un œil sur la série Napoléon avec Christian Clavier au cœur de l’incendie de Moscou alors que je venais d’entamer le livre d’Emmanuelle Favier La part des cendres où un fonctionnaire de l'Empire, Henri Beyle — qui n’est pas encore Stendhal — déambule dans Moscou qui flambe .. Et ce Napoléon là, ivre de rage après cette victoire décevante ne sera que le premier personnage illustre de ce roman foisonnant. Cette fresque monumentale couvrira deux siècles de tumultes où l'on va croiser tant les monstres de l'Histoire que les héros anonymes et les écrivains en devenir, tant les œuvres d'art les plus inestimables, naviguant de célèbres musées en caves introuvables, que les trésors modestes cachés comme un secret de famille au gré des guerres et des spoliations. Ainsi en juillet 1815, les cosaques font de nouveau résonner fièrement leurs sabres sur le pavé parisien, c’est un cliquètement … comme la scie de la défaite impériale , tandis que les chefs-d’œuvre européens quittent le Louvre , comme si le sang de l'éphémère musée Napoléon s'écoulait en rigoles aux quatre coins de l’Europe . Quelques mois plus tard c’est l’Autriche qui rend à Venise ses chevaux de St-Marc saisis par Napoléon à la fin du siècle précédent. Mais Venise n'est plus. Les beaux chevaux d'airain reviennent mais ils ne sont plus eux mêmes d'avoir été jugulés par les brides du Corsicain ; Comme les êtres, les objets gardent en mémoire qui s’empilent et sédimentent les humiliations subies . Ainsi voyagent les œuvres, ces objets, las de servir de monnaie d’échange à la médiocre gloire des hommes écrit Emmanuelle Favier dans une langue engagée et précise qui raconte l’Histoire à hauteur d'hommes et de femmes si l'on peut dire. Car voilà que Cinq ans après que Moscou a léché ses plaies napoléoniennes , nous découvrons Sophie à travers la forêt russe qui lui fait ses adieux . Elle part rejoindre son Père Fiodor à Paris et profite de ce voyage pour écrire, entre deux chaos , son journal intime dans un français élégant, de nouveau en odeur de sainteté dans la bonne société russe ; un manuscrit qu’elle cache dans un coffret dont on suivra l'itinéraire, comme un fil conducteur du roman à travers sa descendance russe à Paris, et qui finira entre autres, par rendre célèbre la Comtesse de Ségur qu'elle était devenue ! Pendant ce temps à Sébastopol on croise le soldat Lev Nikolaïevitch Tolstoï, 27 ans, qui a choisi malgré le succès naissant, de rejoindre le front . Face à la mort, l'écrivain observe le désastre, puis pleure de honte et de colère quand Sébastopol est abandonnée à l’ennemi français… Comme à Moscou, comme ailleurs, chacun voit victoire à sa porte et choisit Sa version de l'Histoire pour l'avenir . Quand à Paris la commune ravage la capitale , c’est sous l’œil narquois d'un Rimbaud hypothétique, supérieur d'un Hugo et méprisant d'un Gautier . Mais quand Tolstoï, qu’on retrouve dans la solitude d'une maisonnette de chef de gare…pour mourir chez les humbles, le monde entier s'y précipite. C'est un Christ profane, un chamane mongol qui s'apprête à mourir dans une telle ferveur qui fait ressembler les funérailles de Victor Hugo, qui vingt cinq ans plus tôt ont voilé Paris de noir, à un enterrement de village. Le père de la Russie éternelle, indigné par l'absurdité du monde et l'indécrottable déraison humaine tient sa revanche. Aurait-il survécu à la signature du grand traité de PAIX à Versailles vue comme une Comédie humaine par Emmanuelle Favier avec ses costumes, les melons, les pantalons bouffants , et les uniformes qui se croisent , avec l'arrivée de l'ennemi Allemand accueilli par le reproche venu des tranchées que font les trous, les bosses, les aberrations faciales, les absences de membres des cinq gueules cassées que George Clémenceau , qui a le goût de la mise en scène, a sorti des hôpitaux ! La signature historique sera filmée, une première et, autre fait inédit, le traité est rédigé en anglais. Deux siècles de domination de la langue française dans la diplomatie trouvent ici leur terme . C'est en distillant ces détails qui n'en sont pas qu'Emmanuelle Favier met en musique la partition de l'Histoire. On comprend que les biens spoliés par les États et Les hommes sont indissociables des guerres, au point d'occuper plusieurs centaines de pages de ce qu'on appelle communément l'entre deux guerres qui est un formidable marché de l'art, où l'on croise tous les fous massacreurs monstres de l'Histoire et l'on se dit que ce n'est donc pas nouveau et que tous les génies d'abord anonymes avant de devenir icônes et âme de la culture qui fait qu’on croit encore en l'homme, ont souvent un parcours très ambigu. Ce qui l’est moins, c'est la montée du nazisme avec les autodafés de Berlin où sont brûlées les milliers de pages de tous les intellectuels juifs, pacifistes ou simplement modernes , alors qu'explosent les ventes de Mein Kampf grâce à l'efficacité publicitaire de Joseph Goebbels qu'on retrouve à la tribune, petit, singulièrement laid et sa bouche très féminine en grimaces dérangeantes. Il frappe l'air d'un tranchant parkinsonnien de la main à chacune de ses paroles . En quelques pages, avec les mots choisis, aiguisés, comme le montrait avec sa caméra Bertrand Tavernier dans sa très brève séquence du bus où tous les passagers étaient frappés de l'étoile jaune, Emmanuelle Favier montre ce qu’on ne voulait pas voir. Et que cette phrase étrange de Virginia Wooulf mise en exergue du chapitre consacré à l'unique rencontre entre l'écrivaine britannique et Marguerite Yourcenar, aurait pu éclairer. De cette rencontre, aussi stérile que celle entre Proust et Joyce qui avait fait couler beaucoup d'encre, entre cette jeune femme de trente trois ans, pleine de fougue mais dont l'accent soutenu par un phrasé extraordinaire, marqué par sa classe, lui confère une aura inédite à tout ce qu'elle prononce, et Virginia, qui s'essaie à articuler un français travaillé dans les pièces de Molière avant de retomber dans son anglais de Kensington , rien de bien grandiose, là non plus, n’en est sorti dont on ait eu connaissance . Et Emmanuelle Favier d'assumer : notre liberté comme notre devoir d'auteur — où d’autrice, sont d'imaginer Marguerite répondant à la question de Virginia : Mais qu’aimez vous ? — Il n'y a que Tolstoï, le maître des maîtres. Et de conclure de cette visite d'abord motivée par une affaire de traduction d'un des romans de Woolf : Une sidérante rencontre de ces deux poétiques, en lutte presque, en harmonie tout à fait. Alors que les œuvres continuent leur exil où leur retour, Marguerite Yourcenar que le tourisme indiffère veut quitter ces accablants quais de Garonne où s'entasse la cohue des exilés, migrants, soldats, juifs, dans le regard desquels ne passe plus rien, alors que se poursuit le triage des oeuvres d'art et une documentation historique polie , pour récupérer les spoliés pour les restituer aux propriétaires, alors que les nazis avaient enlevé les pages identifiées . Au-delà de ces histoires sans fin et de trier aussi ceux qui partent de ceux qui restent, on préfère jeter un œil sur le procès de Nuremberg de novembre 1946 qui restera un enfer babélien avec ses traductions simultanées et ses cinq cents spectateurs tous hommes. Mais un PROCÈS avec un chef d'accusation « crime contre l'humanité »et non Un traité de paix dans une ville détruite où la plupart des journalistes sont repartis avant, à quelques exceptions près comme Kessel qui des années plus tôt avait caché sa judéité pour enquêter dans les bas fond d'un troquet berlinois. Il avait écouté Hitler préparer les ouvriers des quartiers pauvres à la haine dont allait se nourrir son ogre et Kessel de dénoncer les haines raciales dans le Matin de Paris dans des articles d'une âpreté de regard stupéfiant où surgit le masque de Goering, l'image même de la cruauté défaite par la peur. Heureusement en juin 1946 sort le film les malheurs de Sophie , comme un retour des joies frivoles, pour passer à autre chose que les recherches interminables sur les SPOLIATIONS d'oeuvres d'art de littérature qui ont tout de même le mérite d'éclairer une autre dimension qu’ouvre une infertilité volontaire : Quand Mathilde songe que la transmission ne se fait pas uniquement de manière verticale, suivant le fil généalogique, mais horizontale, par les rencontres que l'on s'autorise à faire-et à défaire . Une réflexion récurrente chez Emmanuelle Favier qui répond à ces quelques lignes de Marguerite Yourcenar-encore- en exergue tirées des mémoires d'Hadrien : Les liens du sang sont bien faibles, quoi qu'on dise, quand nulle affection ne les renforcent ; on s'en rend compte chez les particuliers durant les moindres affaires d'héritage . La part des cendres Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2022) Paru au Livre de poche
par Marie-Ange Hoffmann 20 août 2025
Dans son Autoportrait à l’encre noire , Lydie Salvayre tombe le masque et ne fait pas dans la dentelle ! Les premiers mots — J’ai vieilli. J’ai mochi . — sont un constat brut et réaliste qui la force à accomplir un retour sur sa vie et son parcours. Ça ne commence par vraiment sous de favorables auspices d’autant qu’ils sont marqués du sceau de la honte : Arjona, un nom de naissance exécré qu’elle échangera le plus vite possible pour un nom bien français et des parents espagnols à la sombre histoire de malheureux réfugiés en France fuyant la violence d’une guerre fratricide. Des questionnements la taraudent : Quand suis-je née à moi-même ? Est-ce le jour où j’ai décidé de faire de ma honte un objet d’écriture ?... Peut-on mourir sans être né à soi ? Réflexions gravissimes auxquelles l’écrivaine confirmée qu’est devenue Lydie Salvayre ressent l’exigence de se confronter certes sérieusement, mais non sans une bonne dose d’humour, de drôlerie, de dérision, de sensibilité, de franchise. Ceci dit, l’introspection peut démarrer sur les chapeaux de roues : l’autrice avoue sans ambages et en termes crus sa détestation, son profond dégoût envers la littérature nombriliste effrénée et obscène, ce culte de soi à la portée du premier imbécile venu, ce besoin de racoler un public pour remédier au vide de la vie. C’est un fait, la contradiction ne lui fait pas peur, elle se lance elle aussi dans ce jeu de la recherche d’elle-même en s’astreignant à être d’ une sincérité excessive . Avec sa compagne de jeu, une jeune voisine fan de la new romance et adepte inconditionnelle de BookTok, elles se livrent des joutes malignes sur leurs désaccords littéraires, chacune n’y allant pas avec le dos de la cuiller dans la défense de son point de vue. Cependant, l’amitié finit toujours par gagner, adoucissant les angles. C’est d’ailleurs à l’épreuve de cette dichotomie que l’autrice persévère dans sa démarche risquée de plongée intime, au coeur de cette multiplicité des possibles en elle. Elle prend des notes au hasard de ses pensées introspectives, insistant sur sa timidité, son goût de la solitude, son allergie aux codes sociaux, son aversion au voyage (elle préfère de loin voyager dans sa tête avec Rimbaud comme guide touristique ), sa ténacité dans le travail. L’écriture devient une idée fixe, une certitude : J’écris parce que je ne sais pas parler . Et c’est heureux qu’elle écrive pour qu’apparaissent à ses yeux et aux nôtres les mille facettes d’une personnalité attachante parce que sincère dans ses questionnements — C omment réconcilier le rêve et l’agir ? — le rêve d’un engagement social qui lui est cher et le désir de littérature libre de toute allégeance, ne répondant qu’à sa propre nécessité . Son engagement entier dans l’écriture de ses textes la rassure et elle veut croire en sa capacité, s’il le fallait, de surmonter l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve , tels les mots d’André Breton. Revenant sur la figure de son père, le grand méchant , le coléreux, elle pose la question de l’héritage, considérant sa propre propension à la colère. Elle se rappelle son texte Contre où elle dénonce toutes ces saloperies qui nous sont plus ou moins imposées . Elle laisse libre cours à sa révolte contre l’hypocrisie, l’asservissement, l’abêtissement, contre le blanchissage du noir, du noir de l’encre, du noir de la nuit, du noir de la colère. Non au blanchissage du fric, des mœurs, du sexe, de l’écriture, de l’histoire ! Oui à Charles Péguy, qui affirme qu’ il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite. Outre la figure de son père, avec qui elle se réconciliera plus tard lorsqu’elle découvrira fortuitement sous le coup d’une forte émotion, l’origine de sa méchanceté, à savoir que sa méchanceté était l’autre nom de son chagrin , c’est le visage de sa chère mère qui s’impose et à qui elle rend un tendre hommage dans ce livre. Mais ses malheurs d’enfance sont bien réels et c’est dans les livres qu’elle trouve un refuge. Ils vont me venger de ma honte et de ma timidité…suspendre mes peurs et inquiétudes . C’est avec grand respect et un infini amour qu’elle parle de ses lectures — son premier roman Sans famille — de son enthousiasme pour les grands philosophes, Sartre qu’elle découvre avec Le Mur , Nietzsche dont elle lit tous ses livres, Spinoza, Deleuze. Elle relève dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie l’évidente actualité. Elle admire Rabelais pour son outrance, son dédain de la mesure, l’éclat de son rire — rire dont elle regrette qu’il ait perdu de sa superbe aujourd’hui . Et puis il y a la poésie, représentée magistralement par Rimbaud, Baudelaire, Virginia Woolf, Mandelstam, Maria Tsvetaeva, Sylvia Plath et bien d’autres ; il y a Beckett, Carlo Emilio Gadda, et bien sûr Don Quichotte, le rêveur, le subversif, le généreux, le féministe, Quichotte qui meurt dès lors qu’il renonce aux chimères . Aujourd’hui encore, dit-elle, la lecture est le seul sport auquel elle [s] ’adonne . Les livres sont toute sa vie. Comment est-elle passée à l’écriture ? D’où vient ce désir impérieux d’écrire ? J’écris donc je suis — expérience ambitieuse d’une naissance à soi-même. Mystère d’une écriture entre deux langues , celle parfaite des classiques et celle de la rue, désentravée, malicieuse, effrontée, créative, librement espagnolisée par [sa] mère , que d’aucuns pourraient qualifier de vulgaire. Mystère d’une révélation troublante d’un moi double. D’autres événements bouleverseront sa vie, comme le diagnostic d’un cancer — Je découvris que je pouvais exister sans les atours que donne la bonne santé — dont elle supportera les traitements grâce à l’aide de quelques amis et surtout de son compagnon de vie, figure essentielle à ses côtés. Bornes marquantes dans le parcours de Lydie Salvayre furent ses expériences dans une clinique psychiatrique, paradoxalement pour elle un moment de répit , puis dans son travail de pédopsychiatre auprès d’enfants dits en difficulté. La confrontation aux vicissitudes de la vie amène Lydie Salvayre à reconnaître que nous ne sommes jamais finis mais toujours, toujours en mouvement. Et que ce mouvement s’appelle la vie. La vie que l’écrivaine Lydie Salvayre célèbre dans la littérature et l’écriture : J’appelle journée perdue une journée sans écriture. Savourons enfin, d’autant plus qu’il y est fait un clin d’œil à Sète, les derniers mots de cet autoportrait décidément bien original : « Mes chers lecteurs, si j’ai un vœu à formuler en terminant cet autoportrait, c’est que vous vous souveniez de moi comme d’un vent fripon » . Autoportrait à l’encre noire Lydie Salvayre Éditions Robert Laffont, collection Pavillons (septembre 2025) Lydie Salvayre présentera son livre dans le cadre du Festival du Livre de Sète — Les Automn’Halles, dimanche 28 septembre 2025 à 14h30, à la Médiathèque F. Mitterrand.
par Jean-Renaud Cuaz 16 août 2025
L’auteur ouvre son Concours de pêche en le dédiant à son ami Toto Neige, à l’origine de ce roman, ainsi qu’à tous ces clochards célestes sans lesquels il manquerait quelque chose au monde . Dans les premières pages, Alex, le narrateur nous invite à le suivre le long d’un quai avec son enfant Jonas qui découvre sous un palmier une dalle avec inscrit « ici a vécu Jonas le pêcheur ». Le Jonas que j’ai connu était l’homme le plus gentil du monde . Lui dit-il. Je vais même te dire un secret, c’est grâce à lui si tu t’appelles Jonas . Il lui fait alors la promesse de lui raconter l’histoire de Jonas le pêcheur, plus tard, quand il sera plus grand. L’histoire d’un miracle . Mis sous pression par son boss , Alex croule sous un gros dossier, une de ces tours géantes qu’on aperçoit en atterrissant à Charles-de-Gaulle imaginées pour des gens qui y vivent. Son travail d’architecte c’est de faire en sorte qu’ils y restent le plus longtemps possible . La vie parisienne l’assomme, une vie au milieu de fantômes cravatés, les cernes tirés jusque là, éteints comme des cierges consumés . Un soir qu’il manque l’arrêt de sa station de métro et finit le trajet à pied, il surprend sa compagne à la terrasse d’un restaurant, dans les bras d’un autre, dont elle s’extirpe par un guttural « désolé Alex ! » . Il venait de casser sa tire-lire pour un gros diamant, décidé à lui faire sa demande dans le mois. Cinq années de vie commune partent en sucette et s’en vont valdinguer sur le trottoir. Il reconnaît pourtant qu’elle l’a libéré d’ un cachot où il s’était enfermé lui-même à double-tour, en jetant la clé par la fenêtre . Un coup de pouce du destin qui le fera plonger dans l’alcool et enjamber son balcon d’où il tombera… du bon côté. jusqu’à trouver la rédemption auprès d’un réconfort maternel et d’un miroir qui renvoie l’image hirsute d’ un drôle de type. Un amour perdu peut mener à ça, une sorte de clandestinité vis-à-vis de soi-même . Et une résolution, avant que s’ouvre le chapitre paternel, Je vais voir la mer, là où est papa . La disparition du père, parti pêcher seul en mer, est l’occasion pour l’auteur, et pour Jack London, de nous rappeler, que l’on peut partir à la manière de Martin Eden, dans un océan de désespoir qui prend fin quelque part dans les abysses intimes et sourdes . La veille de son ultime sortie en mer, il avait emmené son fils pêcher au phare de Roquerols sur l’étang de Thau (…) Ses yeux étaient mouillés comme la coque d’un bateau flottant à la dérive . À Sète, en pleines festivités de la Saint-Louis, Alex revient loger sous un toit du quai d’Orient, avec sous les yeux le croisement des canaux et des ponts, et le douloureux rappel d’un lointain bonheur familial. À une encablure de là, à la terrasse animée du Barbu (devenu depuis quelques semaines le Bar Muge) Alex fait l’apprentissage auprès d’une autochtone de quelques leçons de savoir-vivre sétois, c’est-à-dire sans savoir-vivre du tout, sinon la gentillesse du cœur , qui, au réveil s’avèrent être tarifées. Plus tard et sans le vouloir, Alex le Parigot se retrouve au beau milieu d’une partie de pêche le long du canal , découvrant à la fois la scène et les acteurs d’une comédie dramatique à la sétoise. Il aura beau faire valoir une naissance des plus locales, Auguste et ses comparses le traiteront comme il se doit en île singulière, un estranger , trahi par le manque d’accent d’ici-bas. À force d’invectives et de fanfaronnades, voilà Auguste qui met au défi le plus vieux d’entre eux, surnommé le Turc , d’accrocher une dorade royale de 5 kilos, pas un de moins, prenant le quai de la République et ses flâneurs à témoins. Le Concours est lancé. L’Ancien sortira de sa torpeur pour une ultime bravade. Pour son Concours de pêche , Loris Chavanette en appelle à l’auteur du Vieil homme et la mer , autant que du vieil homme et l’amertume, ce fil discret comme un goût salé qui persiste et révèle des valeurs hemingwayennes : La perte et la privation . Alex vit avec une blessure d’enfance qui ne s’est jamais refermée : la disparition en mer de son père. Ce vide n’est pas seulement une douleur, c’est aussi une forme d’amertume envers le destin — un sentiment que la vie a triché, qu’elle lui a pris quelque chose de fondamental avant qu’il ait pu se construire. Cette aigreur se renforce au moment de la rupture amoureuse, comme une perte réveille les précédentes. Les affres du temps perdu. Le roman nous dépeint un homme qui, en revenant à Sète, mesure la distance entre ce qu’il aurait pu vivre et ce qu’il vit. Ce constat donne un ton désabusé, teinté d’une mélancolie que semble incarner Jonas l’Ancien , objet de toutes les attentions et de tous les superlatifs. Le concours, en apparence anodin, devient le théâtre de cette confrontation au temps qui passe — un temps qui n’a pas toujours été bien employé, ou qui a filé sans laisser de traces heureuses. L’âpreté des vies cabossées. Jonas, le sans-abri, incarne une autre forme d’amertume : celle des coups reçus par la vie et qui finissent par former une carapace. Derrière son pari du briquet en or, il y a sans doute des pertes, des humiliations, et la nostalgie d’un passé révolu. Ce personnage fait écho à Alex, comme un miroir de ce qu’il aurait pu devenir. Enfin, une amertume adoucie par la rencontre. Même si le roman laisse planer ce goût amer, il ne s’y enferme pas. Les dialogues colorés, les situations cocasses, la tendresse qui se noue entre Alex et Jonas viennent diluer cette sensation. On pourrait dire que le roman n’est pas une plongée dans l’amertume, mais une t entative de la transformer — comme si le sel de la mer pouvait devenir saveur plutôt que blessure. Le Concours de pêche Loris Chavanette Allary Éditions (21 août 2025) Loris Chavanette, historien et romancier, présentera son roman samedi 23 août à 11h, à bord de l’Amadeus, amarré, comme il se doit, quai de la République. Il est l’auteur de La Fantasia (Albin Michel, 2020), prix Méditerranée du premier roman.
par Laurent Cachard 15 août 2025
J’avais une petite appréhension en extirpant mon Dans la foule de ma pile à lire : les livres qui vous ont profondément marqué sont rares, et parfois, les reprendre vous amène à vous demander pourquoi vous leur avez consacré tant d’attention, toutes ces années. Un livre qu’on a aimé, c’est comme une histoire qu’on a vécue, on a toujours un peu peur d’en avoir enjolivé le souvenir. Mais là, c’est un nouveau coup de poing reçu à l’estomac, la (re)lecture de ce roman qui avait déjà l’immense nouveauté de traiter d’un événement par un angle inattendu, indirect. Par derrière , ai-je déjà écrit à propos de Mauvignier, puisqu’il y a souvent parenté avec l’héritage sartrien. L’événement, c’est la finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions, le 29 mai 1985, le choc entre la Juventus de Turin — l’Italie des riches, la réussite insolente de Fiat — et des Reds de Liverpool, ville sinistrée et soumise au chômage de masse — deux belles écuries, dit-on dans le milieu, dont l’une, l’italienne, est menée par Michel Platini — pour une fois que les Français ont un joueur qui est Dieu — 30 ans à l’époque et 70 aujourd’hui même, qui dira au retour, dans l’avion, qu’il arrête le football. Non pas parce qu’il a tout gagné, y compris ce match-là, mais parce qu’il l’a gagné — et qu’il a célébré son but — alors que les deux équipes et la moitié du stade du Heysel ignoraient que les bagarres du virage Z, la charge des Anglais, la panique qui a suivi, ont provoqué 39 victimes, au final. On parle d’une dizaine de morts , entend-on dans les travées autour du stade, tout au début, puisque c’est là que l’action du roman se passe et qu’elle trouve sa genèse : la veille, Tonino & Jeff – un français de la Bassée, toujours — sont venus tenter leur chance — 11000 supporters de Liverpool, 60000 de toute l’Europe (dont beaucoup d’Italiens qui auront acheté des places belges), 400000 demandes — tant les sésames sont rares et Gabriel, tout à sa joie du poste qu’il vient de décrocher, ne se méfie pas quand il invite les deux hommes à boire un verre avec eux ; il se méfiera davantage du regard que Tonino porte à Virginie, sa compagne, mais ne verra rien du moment où il dérobe les billets dans le sac de la jeune fille. Furieux, une fois rentrés chez eux, du subterfuge commis, il se jure de les retrouver le lendemain — j’attendrai et guetterai le moindre Teddy avec Chicago inscrit au dos — et part à leur recherche, autour du stade. Là où l’Europe a rendez-vous . C’est de là qu’il vivra ce chahut et ce mouvement qui soulève les gens quand ils sont à plusieurs et que déjà ils ont bu , cette ivresse au-delà de l’alcool qui fait que les Anglais vont mettre la capitale belge sur le pied de guerre . Il ne sait rien de Francesco & Tana, que ses voleurs — un grand aux allures squelettiques (…) et l’autre, l’Italien, plus petit et bouclé — ont rencontrés dans le métro, juste avant d’aller au match : eux viennent de se marier, voyagent à destination d’Amsterdam avec arrêt à Bruxelles pour assister au match, puisqu’on leur a offert le Graal. On ne meurt pas pendant son voyage de noces , se répètera Tana, hébétée, après que son homme l’aura sauvée de la horde — cours, Tana — quand lui périra étouffée par une foule bloquée, en bas des tribunes, par des barrières de béton — désormais interdites — qui ne céderont pas et provoqueront l’étouffement de nombreux spectateurs. C’est une scène qui ressemble à la porte des Enfers, et les supplications de Tana — Francesco, ne me protège pas — résonneront longtemps après, dans toute la narration, en fait. Aucun d’entre eux, ni Tonino, ni Jeff — et les livres qu’il écrirait — ni Francesco, ni Tana, ni Gabriel, ni Virginie ne savent (encore) rien des frères Andrewson, dont Geoff, le benjamin — parti avec Doug et Hugie sans doute parce qu’ils n’ont pas réussi à convaincre leur père de prendre la 3 e place — découvre l’effet de masse, les faces rouges et rondes pour la plupart, à moins, au contraire, qu’elles soient maigres et cassées , les hectolitres de bière consommés et les England ! England ! qui fusent. C’est par Geoff, qui se demande s’il est vraiment en train de faire ça , qu’on remontera l’écheveau de la misère sociale, la mère qui les défendra à distance et jusqu’au bout, avec cet aveu terrible, dans le roman : il parait que c’est une croyance très anglaise et très optimiste, au final, de penser que si l’on ne dit rien des choses terribles, elles ont d’elles-mêmes la faculté de s’estomper et de se dissoudre dans les brumes du Midland . C’est par Geoff qu’on comprendre les mécanismes de la sauvagerie, sa fatalité, aussi, la honte et la disgrâce , dira Margaret Thatcher, tombées sur (leur) pays. Tu veux croire qu’on t’aimera en faisant comme ils font , lâche Elsie, sa petite amie, à Geoff, à son retour : elle est infirmière, lit Rimbaud dans le texte, elle le sauvera sans doute quand ses frères et leurs amis sont déjà damnés avant d’être condamnés. C’est par le biais de ces narrateurs divers, Jeff, Gabriel, Tana, Geoff, par leurs positions (dedans/dehors) que les cercles concentriques se rapprochent, qu’on aborde l’événement par ses frontières narratives. Par des actions secondaires, anodines — la jalousie qui fait que Gabriel, retrouvant Tonino inanimé, va effacer le numéro de téléphone de Virginie qu’il avait laissé inscrit sur sa main — qu’on aborde l’essentiel, cette chose que l’Europe entière a vue en croyant ne pas la voir . Par le dérisoire des objets — rien de plus insurmontable que l’existence de deux brosses à dents et d’un gobelet en plastique — que Tana prend conscience de la perte à venir. Se dire que ça ne tenait qu’à un grillage et à un mur de béton . La troisième et dernière partie porte sur le deuil insurmontable — reprendre le dessus, tu parles d’une expression à la con ! — et des répercussions qu’aura le procès (de 26 visages, de 24 meurtriers ), trois ans et quelques mois après le drame. C’est la ouate , entre temps, a trusté les charts en France, mais la chanson est à prendre au sens premier, tant Tana n’a aucune intention de s’en sortir, puisque s’en sortir, c’est accepter le pire. Il faudra un voyage en Italie et en Sardaigne pour que les cercles se bousculent d’eux-mêmes, encore, et qu’un après se dessine, peut-être. Qu’on aille au-delà de l’étourdissement . Les clubs anglais seront interdits de compétition en Europe pendant cinq ans, les mesures de sécurité prises seront drastiques, les condamnations ont été lourdes — même le secrétaire général de l'UEFA a écopé de trois mois de prison avec sursis et 30 000 francs belges d'amende — mais il faudra du temps pour que le You’ll never walk alone reprenne ses lettres de noblesse autour des stades. Qu’on se souvienne que Liverpool, c’est d’abord Paul, John, Georges et Ringo. Et que chacun comprenne que la sauvagerie, quand elle est motivée par des pulsions identitaires, n’a pas de Nation. Dans la foule Laurent Mauvignier Les Éditions de Minuit (2006) Laurent Mauvignier sera l’invité d’un grand entretien aux Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
par Laurent Cachard 31 juillet 2025
Ceux d’à côté , roman paru en 2002, c’est la vie mode d’emploi mâtiné de l’Étranger , le tout à la sauce Mauvignier, dans une narration d’un quotidien à faire pâlir d’ennui — le poisson rouge, le vieux voisin du dessus — le plus chaleureux des lecteurs. Mais c’est un compliment, parce que c’est sa façon de raconter les histoires croisées de Catherine (Cathy), Claire, sa voisine, Sylvain, celui qui va lui ravir, et cet homme, inconnu, qui n’est rien mais qui va se déterminer en laissant Claire pour morte, sous le coup d’une pulsion. À la Meursault. Cathy travaille à la cantine d’une école, s’apprête à passer un concours (de musique), de se définir autrement qu’elle paraît là, quand Mauvignier s’en empare, lui fait raconter — en monologue intérieur, toujours — son quotidien, la voisine avec qui elle a sympathisé, qu’elle allait même pouvoir connaître mieux si Sylvain n’avait pas débarqué dans sa vie, et pas dans la sienne : et puis quand il y a eu Sylvain, ce n’était plus pareil. On n’a plus parlé comme avant de ce que c’était que d’être toutes seule set d’attendre ensemble que le prince charmant trouve la sonnette de l’immeuble . Elle est sans illusions, Cathy, se satisfait des balades jusqu’à la mer que le couple lui propose, de temps à autre. Ils écoutent du Schubert, dans l’illusion de la plénitude. Mais le récit se rompt quand Claire est agressée chez elle, violée sans que le mot, jamais, ne soit prononcé. C’est Cathy qui la retrouve, laissée pour morte — l’impression que Claire va garder — et va peu à peu s’approprier le drame pour ce qu’il a d’inusuel : parce que maintenant, c’est presque mon histoire, d’une certaine manière, si on veut, et pas seulement parce que c’est moi qui l’ai trouvée . Une histoire qui agit comme un révélateur du vide de son existence — d’habitude, je sais tellement bien ne plus avoir de sentiments pour qu’être toute seule, ce ne soit pas être rien — jusqu’à ce qu’elle cherche à croiser, elle aussi, un type comme ça, dans ses rêves, au bar-tabac — où ils vont se côtoyer sans qu’elle le sache — à la piscine, lieu commun aux protagonistes ; elle le cherche et c’est inavouable, sauf pour elle-même : J'ai besoin peut-être de cette peur-là pour me mettre à vivre un peu une autre vie que celle où je tourne en rond . Mais Mauvignier ne serait pas lui-même s’il se contentait d’un récit, s’il ne le doublait pas de l’histoire racontée, de façon croisée, par le criminel. En pleine métaphysique de l’acte qu’il a commis, condamné ( parce que leur punition, c’est ce qu’ils ont fait ) à faire avec . Mais vindicatif : ça prouve quoi, ce que j’ai fait ? (…) comme si on était que ce qu’on a fait . Cet homme qui est passé à l’acte parce qu’il voulait juste ne plus avoir peur , parce qu’en lui, il n’y avait que de la sauvagerie prête à mordre , on suit aussi son monologue, phénoménologique, la façon dont il est passé d’une vie presque normale (avec une compagne, un travail, des amis ) à la fatalité d’être désormais celui qui a fait ça . Cathy ne dit pas autre chose, finalement : ceux qui nous comprennent, ce n’est pas nous qu’ils comprennent . Ça n’est ni l’étage ni ce qu’on donne à (entra)percevoir aux voisins qui dit de nous ce que nous sommes. Dans ce nouveau roman (c’était son 3 e , il n’en dérogera pas) sur l’attente — attendre quoi, puisque m’approcher des autres, c’est m’éloigner de moi — l’inverse de l’action, le vide, ce presque rien(répété en fin de chapitres, souvent) qu’elle comble. On a un questionnement, que seul le silence que Mauvignier met en place, peut poser : allez dire ça à ceux pour qui la vie est faite. Leur raconter que les victimes et les bourreaux, c’est au même dégoût qu’ils se découvrent, aux mêmes fatigues qu’on les reconnaît .  Ceux d’à côté est un roman dense, qui peut troubler dans sa façon de montrer qu’on est tous une partie, plus ou moins, de chacun de ces gens pris dans la même ville anonyme — c’est tellement vaste, quand il n’arrive rien — et soumis aux mêmes palpitations . Qu’on taira, neuf-cent quatre dix-neuf fois sur mille. Parfois, pourtant, la millième dépend d’un sourire — qui donnerait à ma tête ce qu’elle n’a plus d’être habitable . Ceux d’à côté Laurent Mauvignier Les Éditions de Minuit (2002) Laurent Mauvignier sera l’invité d’un grand entretien aux Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
par Yves Izard 29 juillet 2025
La porte se referma sur le dernier homme . Ainsi commence ce roman où l’on va découvrir par petites touches énigmatiques le destin si singulier de Manushe. Elle est l’une de ces vierges jurées qui ont fait le serment de renoncer à leur condition de femme. En contrepartie elles ont acquis les droits que la tradition réserve depuis toujours aux hommes : travailler, posséder, décider. Et dans son village Manushe jouissait de l’affection générale et d’un respect authentique. On admirait le sacrifice qu’elle avait fait en refusant d’être mariée de force au vieux Parush. Mais l’arrivée d'Adrian, un homme à l’aura singulière va faire chanceler les étais jusqu’alors solides de la routine séculaire où elle vivait . Une scène d’horreur va éclairer brutalement l’origine de ces destins contre nature, comme un avant-goût du thriller auquel on ne s’attendait pas. Comme pour introduire le désir naissant chez Manushe, jusqu’alors contenu, jusqu’aux rêves où elle dévoile son corps aux yeux déroutants d'Adrian . Avec l’éveil des sentiments la prose se fait poétique puisque t out était plus beau ou plus laid… Les ciels de peintre qu’elle observait se défaire entre les cimes et retomber au faîte des sapins en traînés dorées ou bleues . Mais le réel va s’inviter au travers du miroir acheté qui lui renvoie son image, trop effarouchée au point de cacher son sexe de la main, pour encore ressembler à un homme, avec ses seins presque fondus, sa poitrine enfoncée à force d’être niée , comme une bonne sœur. Jusqu’au jour où Adrian la déshabille sans la toucher avant de lui dire qu’ il l’attend dans la voiture pour aller faire les courses. Une fissure venait de s’ouvrir qui la laissait comme plomb, assommée . Le suspense ne fait que commencer. Plus tard Adrian parlera. Quand on croira que l’histoire va s’éclaircir, on mesurera le courage qu’il faut aux rivières avec ses destins croisés, ses deux faces d’une même pièce. Si on apprend vite pourquoi Manushe a signé la fin de sa vie de femme , pour échapper à son sort dans les règles du droit coutumier, il faudra lire toute cette histoire et ses rebondissements pour connaître la vérité tragique d’Adrian quand son père avait pris sa décision : l’enfant qui venait de naître serait élevé comme un garçon . À partir de là, par une complaisance de l’organe à la nécessité sociale sa voix même sembla muer , jusqu’au drame où avait sombré son enfance factice … Avec ce premier roman Emmanuelle Favier explore ces identités troubles nées moins du hasard que de la nécessité, où son style singulier saisit la force du mythe . Le courage qu'il faut aux rivières Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2017) Rééditée par Le livre de poche
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