Mauvignier dramaturge
Quand un auteur a la chance d’être attendu, il est nécessaire qu’il aille là où personne ne l’imagine, justement. Le théâtre, Mauvignier s’y adonne en tant qu’écrivain, renverse les codes classiques en les utilisant, dans Retour à Berratham (impossible, désormais, de lire ce titre correctement) en faisant raconter l’histoire par un chœur, omniscient, qui narre le retour d’un jeune homme, appelé JH, dans sa ville dévastée par la guerre pour y retrouver l’amour de sa vie, Katja. Retour à Berratham, c’est une collaboration avec le chorégraphe Angelin Preljocaj, qui avait déjà mis en geste Ce que j’appelle oubli en 2012. Deux ans après, c’est la commande, pour la danse, d’une tragédie épique contemporaine, d’où les chœurs, la volonté d’explorer les mouvements humains tout autant que les mots. Les mots de Mauvignier, ici, sont introduits par l’usage inversé, encore, des tirets, qui situent l’avancée de l’histoire telle que le chœur la raconte, quand les protagonistes sont nommés, eux par leur pseudo de petites frappes profiteurs de guerre, et de paix, donc. Puisqu’il a quitté cette ville qui, avant la guerre, le destinait aux kilos d’ordures qu’il ramassait avec son frère, c’est paré de son amour qu’il y revient, dans ce qui pourrait être Sarajevo, Alep ou d’autres villes martyres, Gaza, évidemment. — Tu étais où, pendant tout ce temps ? lui reproche le chœur des morts ; — Taisez-vous ! C’est parce qu’il entend la voix de Katja, rétorque la mère de la jeune fille. Qui a été tuée, mais sait (omniscient, on vous dit) que Katja est vivante : elle l’est d’une vie si morte que même (s)a mort à côté n’est qu’un passe-temps ennuyeux et calme. Ce sont les femmes qu’on tue, dans cette (terrible) histoire, une par une pendant les exécutions massives pour bien marquer les esprits. Pour que la guerre, rappelle-t-elle, fasse revivre la mort d’une femme qu’on a aimée si longtemps, pour que les hommes aient soudainement peur des enfants du quartier qu’ils ont vu grandir. C’est un court texte, dense, haletant, au drame qui monte parce que l’issue ne peut pas être heureuse : la paix ne recouvre rien, lâche le chœur des morts ; pour revenir, il lui faut beaucoup plus longtemps qu’une vie d’homme.
On sort de cette tragédie marqué par le souvenir conscient d’en avoir vécu de telles, il n’y a pas si longtemps, et d’en vivre encore, aujourd’hui, malheureusement. Et toute sa vie maintenant il faudra lutter pour revoir cette image là (l’amour) plutôt que l’autre (la mort). Quand les deux sont mêlés, ça donne le romantisme — les amants du Pont de Sarajevo. Quand la vie ne laisse pas le choix entre l’un et l’autre, c’est une damnation.
Retour à Berratham
Laurent Mauvignier
Les Éditions de Minuit (2015)
En 2012, Mauvignier s’était essayé au théâtre, déjà, avec un huis-clos (dans une maison d’enfance désertée depuis longtemps, retrouvée à l’occasion des funérailles du patriarche) forcément sartrien, ce qui est le cas, puisque Tout mon amour met en scène des morts et des vivants, sans qu’on sache vraiment qui est qui, sauf qu’un des protagonistes (le grand-père, ici dénommé GP, comme P, M & F suivent, dans la lignée, sauf Élisa, qui a droit à son prénom) apparaît aux yeux de son fils sans que les autres le voient. Pour en finir avec l’analogie, il y aura dans la séquence 11 une scène de violence (Mais crève à la fin, Papa, crève !) à laquelle le GP pourrait rétorquer qu’il est déjà mort, comme Inès le fit en son temps. Mais c’est un mort qui s’ennuie, qui jouerait bien à la belote mais n’a plus comme distraction que de venir hanter son fils, au sens réel : lui reprocher d’avoir été froussard enfant, cocu une fois marié, juste un peu moins mauviette, au final, que son pédé de frère. Lequel s’est exilé en Chine et n’est pas revenu, lui : on enterre sa propre vie bien avant que ses parents meurent, parfois. En l’occurrence, celui qui est resté, c’est le père, pas la mère. Il faut dire, lâche-t-il, des morts, en une vie, on en entasse tellement. Il y en a une, restée silencieuse, mystérieuse, qui s’impose dans la pièce via le personnage de Élisa — Elle ?! Elle ?! Elle ? Élisa ? Élisa ? — qui se rappelle à eux en faisant voler en éclats le misérable petit tas de secrets que constituent les existences mêlées de chacun d’entre eux. La scène où elle sollicite la mémoire du F est très poétique, parce que les enfants sont épargnés, quand ils le peuvent. Quand l’un ne prend pas la place de l’autre pour pallier son absence, quand il ne sollicite pas de sa mère tout son amour, elle qui viscéralement ressent chaque étape de la vie de celui qui est resté comme le négatif de celle qui ne l’est pas. Je sais, un enfant, ça n’a pas la même mémoire qu’un adulte, lit-on dans la pièce, et la révélation de qui était Élisa, ce qu’elle a subi, agit en catharsis de ce que la famille, toute la famille, a tu. A dénié, psychanalytiquement. Comme chez Sartre, les personnages vivent leur châtiment au fur et à mesure qu’ils en ressortent les mots ; la sentence ayant déjà été prononcée chez ceux qui sont morts mais restent en quête de justice, elle frappera davantage ceux qui restent et doivent s’accommoder d’une réalité toute autre que celle avec laquelle ils ont passé tout une vie. Dieu ne me veut pas de mal, dit Élisa. Il sait que je n’ai pas voulu, Il sait tout ça, que ce n’est pas ma faute. Elle est peut-être la seule à y croire, néanmoins : pour les autres, les adultes, la véritable punition sera peut-être, comme le GP, de ne jamais mourir vraiment.
Tout mon amour
Laurent Mauvignier
Les Éditions de Minuit (2012)
Dans Une légère blessure, créée au Théâtre du Rond-Point, en 2016, Mauvignier use d’un monologue qui n’en est pas un, techniquement, puisque le personnage, le seul qui parlera, la Femme (pas moins de 40 ans, établit-il en amont) s’adresse à une jeune fille — qu’on ne verra pas — dont on comprend qu’elle est l’employée de maison, d’origine orientale (nabab, ça vient peut-être de chez vous, non ?), qui ne parle pas français (rassure-toi, personne ne parle plus français), qu’elle a fui, en bateau, un pays où les femmes sont lapidées dès qu’elles s’adonnent au plaisir de la chair. La maîtresse de maison, qui fait préparer un repas pour 8 personnes, soliloque, dans un rythme saccadé, fait de phrases interrompues, de suspens. Elle finit par tutoyer sa petite bonne, parle, seule, des hommes qu’elle a rencontrés — dont Roberto, le bel Italien qui lisait Rimbaud et qui aurait pu faire d’elle une Italienne aux enfants italiens — du sexe, de l’amour, de l’impression qu’à chaque fois ça va être différent et, dit-elle, du mécanisme qui se produit à chaque fois, des étapes par lesquelles chaque histoire va passer : le moment de pur bonheur qui semble voué à durer toujours ; le quelque chose qui pâlit, dans le regard. Puis, comme dans les relations amicales — cette douleur qu’ils agitent si fort en vous, parfois, les gens — ou familiales, juste la lente et longue dissolution du lien : c’est le souvenir d’une scène avec son père qui remonte, des années et des années après. J’avais quoi, huit, neuf, dix ans ? se questionne-t-elle. J’étais à peine plus jeune que toi, confie-t-elle à sa servante, dont elle se sert comme effet-miroir, dans un mélange de condescendance — tu ne sais rien, tu laves, tu rinces, tu plonges les doigts dans l’eau sale — et de sororité forcée. Ce texte très court (35 pages) est une fois de plus un texte sur l’attente, qui se fait l’écho des failles de chacun. Des incompétences, dit la Femme, qui a un jour établi la liste des siennes. Le rapport (social) de force vole en éclats quand la Femme laisse, dans le discours, ses plaies supplanter les réussites qu’elle a engrangées, quand celle qui est prise à partie peut encore postuler à une vie meilleure dans tous les sens du terme.
Une légère blessure
Laurent Mauvignier
Les Éditions de Minuit (2016)
Pour sa 4e — et dernière à ce jour — production théâtrale, Proches, en 2023, Laurent Mauvignier définit une structure (et une nomenclature) classiques, avec nom du personnage dans les dialogues, explications en amont sur les ellipses, le dialogue intérieur ou l’ironie, pour mettre en scène l’attente d’une famille — et quelques valeurs ajoutées — réunie pour célébrer le retour du fils prodigue, Yoann, dont le fait-d’armes sera d’être une présence muette (et spectrale) dans une pièce fondée, avant tout, sur le langage. Parce qu’à force d’attendre l’arrivée de Yoann, après quatre ans de prison pour un cambriolage qui a mal tourné, les protagonistes — Didier & Cathy, le père et la mère, Malou & Vanessa, ses sœurs, Quentin & Romain, les compagnons des filles, Clément, celui de Yoann) — se tournent autour dans une métalinguistique qui rappelle le meilleur de Nathalie Sarraute dans Pour un oui ou pour un non — donc, rien, c’est pas tout à fait rien, quoi — quand ils s’affrontent, nerveux, à coups de stichomythies (— C’est pas ce que je voulais dire —C’est ce que j’ai entendu — C’est pas ce que j’ai dit. Qu’ils recréent la tension d’une famille dont les parents se sont exilés dans le Nord, à 600 kilomètres de la maison où ils ont passé vingt-deux ans, pour éviter d’avoir à affronter les voisins et amis (Des connards, pour Vanessa — Y’en a pas eu un seul pour vous soutenir) pour qui les 500 balles volés dans la caisse du patron de la menuiserie, plus le casse raté, marquaient la famille du sceau de l’infamie. Les scènes s’enchaînent avec des binômes, souvent, qui se confrontent à leurs ratés, aux non-dits, les parents qui culpabilisent de n’être pas, peut-être, suffisamment allés au parloir (— j’allais dire mouroir), les deux sœurs qui se reprochent mutuellement les vies qu’elles mènent et le lien qu’elles ont avec leur frère. On s’en veut, toujours dans la métalinguistique, de faire les questions et les réponses, il y a, en filigrane, l’annonce que le père doit faire et reporte sans cesse (— Qu’est-ce que tu vas leur dire ?), l’histoire tragique de Yoann et de son amant, le spectateur, dans la lignée de la double énonciation théâtrale, quand le spectateur voit Yoann alors que les protagonistes l’attendent (à la Godot) ou lui parlent secrètement, comme Malou, dans la scène où, ou sa mère, quand il lui demande si elle a honte de lui, ou d’elle. Il n’y a que Romain — le cinglé de la famille — pour assurer qu’il est pas ici. Il est pas là. Il est nulle part, quand la tension l’emporte, puisqu’ils finiront finalement par l’attendre cent-sept ans, comme le redoutait Didier. Et que ce laps de temps suffira pour que les derniers secrets soient levés.
Proches (On est si proches — tellement rapprochés qu’on peut plus respirer — j’étouffe — on étouffe à force d’être si proches) est encore une pièce sur la damnation, un leitmotiv chez Mauvignier : Tout le monde est — oui, tôt ou tard, tout le monde est / (condamné) lâche Cathy, la mère, à la fin, sans préciser à quel niveau, puisque personne accuse personne, ou l’inverse. C’est une mise en scène de l’enjeu des mots, ceux qu’on ne dit pas (la marque de fabrique de l’auteur) et ceux qu’on lâche parce qu’on ne peut plus les retenir, comme le cri d’un muet. L’attente est le sujet définitif de l’histoire, c’est en elle que la pièce trouve sa matière et l’absurde de son intitulé.
Proches
Laurent Mauvignier
Les Éditions de Minuit (2023)
Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).









