“Autoportrait à l’encre noire” de Lydie Salvayre
Dans son Autoportrait à l’encre noire, Lydie Salvayre tombe le masque et ne fait pas dans la dentelle ! Les premiers mots — J’ai vieilli. J’ai mochi. — sont un constat brut et réaliste qui la force à accomplir un retour sur sa vie et son parcours. Ça ne commence par vraiment sous de favorables auspices d’autant qu’ils sont marqués du sceau de la honte : Arjona, un nom de naissance exécré qu’elle échangera le plus vite possible pour un nom bien français et des parents espagnols à la sombre histoire de malheureux réfugiés en France fuyant la violence d’une guerre fratricide.
Des questionnements la taraudent : Quand suis-je née à moi-même ? Est-ce le jour où j’ai décidé de faire de ma honte un objet d’écriture ?... Peut-on mourir sans être né à soi ? Réflexions gravissimes auxquelles l’écrivaine confirmée qu’est devenue Lydie Salvayre ressent l’exigence de se confronter certes sérieusement, mais non sans une bonne dose d’humour, de drôlerie, de dérision, de sensibilité, de franchise.
Ceci dit, l’introspection peut démarrer sur les chapeaux de roues : l’autrice avoue sans ambages et en termes crus sa détestation, son profond dégoût envers la littérature nombriliste effrénée et obscène, ce culte de soi à la portée du premier imbécile venu, ce besoin de racoler un public pour remédier au vide de la vie. C’est un fait, la contradiction ne lui fait pas peur, elle se lance elle aussi dans ce jeu de la recherche d’elle-même en s’astreignant à être d’une sincérité excessive. Avec sa compagne de jeu, une jeune voisine fan de la new romance et adepte inconditionnelle de BookTok, elles se livrent des joutes malignes sur leurs désaccords littéraires, chacune n’y allant pas avec le dos de la cuiller dans la défense de son point de vue. Cependant, l’amitié finit toujours par gagner, adoucissant les angles. C’est d’ailleurs à l’épreuve de cette dichotomie que l’autrice persévère dans sa démarche risquée de plongée intime, au coeur de cette multiplicité des possibles en elle. Elle prend des notes au hasard de ses pensées introspectives, insistant sur sa timidité, son goût de la solitude, son allergie aux codes sociaux, son aversion au voyage (elle préfère de loin voyager dans sa tête avec Rimbaud comme guide touristique), sa ténacité dans le travail. L’écriture devient une idée fixe, une certitude : J’écris parce que je ne sais pas parler.
Et c’est heureux qu’elle écrive pour qu’apparaissent à ses yeux et aux nôtres les mille facettes d’une personnalité attachante parce que sincère dans ses questionnements — Comment réconcilier le rêve et l’agir ? — le rêve d’un engagement social qui lui est cher et le désir de littérature libre de toute allégeance, ne répondant qu’à sa propre nécessité. Son engagement entier dans l’écriture de ses textes la rassure et elle veut croire en sa capacité, s’il le fallait, de surmonter l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve, tels les mots d’André Breton.
Revenant sur la figure de son père, le grand méchant, le coléreux, elle pose la question de l’héritage, considérant sa propre propension à la colère. Elle se rappelle son texte Contre où elle dénonce toutes ces saloperies qui nous sont plus ou moins imposées. Elle laisse libre cours à sa révolte contre l’hypocrisie, l’asservissement, l’abêtissement, contre le blanchissage du noir, du noir de l’encre, du noir de la nuit, du noir de la colère. Non au blanchissage du fric, des mœurs, du sexe, de l’écriture, de l’histoire ! Oui à Charles Péguy, qui affirme qu’il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite.
Outre la figure de son père, avec qui elle se réconciliera plus tard lorsqu’elle découvrira fortuitement sous le coup d’une forte émotion, l’origine de sa méchanceté, à savoir que sa méchanceté était l’autre nom de son chagrin, c’est le visage de sa chère mère qui s’impose et à qui elle rend un tendre hommage dans ce livre.
Mais ses malheurs d’enfance sont bien réels et c’est dans les livres qu’elle trouve un refuge. Ils vont me venger de ma honte et de ma timidité…suspendre mes peurs et inquiétudes. C’est avec grand respect et un infini amour qu’elle parle de ses lectures — son premier roman Sans famille — de son enthousiasme pour les grands philosophes, Sartre qu’elle découvre avec Le Mur, Nietzsche dont elle lit tous ses livres, Spinoza, Deleuze. Elle relève dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie l’évidente actualité. Elle admire Rabelais pour son outrance, son dédain de la mesure, l’éclat de son rire — rire dont elle regrette qu’il ait perdu de sa superbe aujourd’hui. Et puis il y a la poésie, représentée magistralement par Rimbaud, Baudelaire, Virginia Woolf, Mandelstam, Maria Tsvetaeva, Sylvia Plath et bien d’autres ; il y a Beckett, Carlo Emilio Gadda, et bien sûr Don Quichotte, le rêveur, le subversif, le généreux, le féministe, Quichotte qui meurt dès lors qu’il renonce aux chimères.
Aujourd’hui encore, dit-elle, la lecture est le seul sport auquel elle [s]’adonne. Les livres sont toute sa vie. Comment est-elle passée à l’écriture ? D’où vient ce désir impérieux d’écrire ? J’écris donc je suis — expérience ambitieuse d’une naissance à soi-même. Mystère d’une écriture entre deux langues, celle parfaite des classiques et celle de la rue, désentravée, malicieuse, effrontée, créative, librement espagnolisée par [sa] mère, que d’aucuns pourraient qualifier de vulgaire. Mystère d’une révélation troublante d’un moi double.
D’autres événements bouleverseront sa vie, comme le diagnostic d’un cancer — Je découvris que je pouvais exister sans les atours que donne la bonne santé — dont elle supportera les traitements grâce à l’aide de quelques amis et surtout de son compagnon de vie, figure essentielle à ses côtés.
Bornes marquantes dans le parcours de Lydie Salvayre furent ses expériences dans une clinique psychiatrique, paradoxalement pour elle un moment de répit, puis dans son travail de pédopsychiatre auprès d’enfants dits en difficulté. La confrontation aux vicissitudes de la vie amène Lydie Salvayre à reconnaître que nous ne sommes jamais finis mais toujours, toujours en mouvement. Et que ce mouvement s’appelle la vie.
La vie que l’écrivaine Lydie Salvayre célèbre dans la littérature et l’écriture : J’appelle journée perdue une journée sans écriture.
Savourons enfin, d’autant plus qu’il y est fait un clin d’œil à Sète, les derniers mots de cet autoportrait décidément bien original : « Mes chers lecteurs, si j’ai un vœu à formuler en terminant cet autoportrait, c’est que vous vous souveniez de moi comme d’un vent fripon ».
Autoportrait à l’encre noire
Lydie Salvayre
Éditions Robert Laffont, collection Pavillons (septembre 2025)
Lydie Salvayre présentera son livre dans le cadre du Festival du Livre de Sète — Les Automn’Halles, dimanche 28 septembre 2025 à 14h30, à la Médiathèque F. Mitterrand.









