“Concerto pour main gauche” de Yann Damezin
Sans être une fanatique lectrice de BD, je dois avouer que cet ouvrage s’impose à moi comme une véritable découverte esthétique, artistique et littéraire. Nul doute que deux passions guident l’auteur : le dessin et la musique. Concerto pour main gauche, une biographie librement inspirée de la vie du pianiste Paul Wittgenstein qui, amputé de son bras droit suite à une blessure de guerre, n’abdique pas et transforme son handicap en force. Il continue de jouer des œuvres composées pour lui et sa main gauche, notamment le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel.
Le lecteur pénètre d’emblée la psyché d’un personnage ambivalent, torturé par des émotions violentes que le dessin onirique de l’auteur reflète magistralement. Le regard du lecteur suit le récit, fasciné par le graphisme en noir et blanc tout en volutes fines et subtiles, qui tissent un paysage sonore et poétique où s’accumulent des motifs géométriques et des figures métaphoriques d’une grande intensité. Le dessin n’est rien d’autre que la musique transformée en images, le ressenti émotionnel transformé en formes fantastiques, symboliques. Il fait penser aux bestiaires grotesques d’un Jérôme Bosch, mais aussi aux fines et poétiques estampes japonaises ou miniatures persanes, mais aussi aux arts dits « naïfs ». Autant dire une multitude d’influences qui se tissent et s’entrelacent en un miroir où se reflète l’âme tourmentée du pianiste.
Ce n’est pas une biographie réaliste qui intéresse l’auteur, ni même le côté héroïque du personnage, mais bien davantage ses faiblesses, ses lâchetés, ses trahisons, ses parts d’ombre, ses fantômes. C’est en quelque sorte une biographie intérieure. Et puis il y a le texte qui chemine avec le dessin, écrit à la première personne, nourri de quelques références littéraires discrètes (Blaise Cendrars et son amputation du bras droit, Don Quichotte aussi). Le contexte historique est également très présent. La tragédie de la Seconde Guerre mondiale, la spoliation des Juifs par les nazis, la gangrène de l’antisémitisme, tous ses bouleversements alimentent le mal être de l’artiste blessé dans son amour-propre. Heureusement, il y a la musique et le piano qui sont un ressort existentiel pour s’en sortir, une épave comme refuge contre le désespoir. Certes, le pianiste entretient un rapport à son instrument qu’on peut qualifier de conflictuel, mais il ne perd pas la foi en la musique et en son jeu. Constamment, il se remet en question en tant qu’être humain et en tant qu’artiste. Il n’est certes pas un saint, serait même détestable — ses colères, son comportement lâche envers sa femme, son adéquation au nazisme — mais il finit par être touchant dans sa quête du sens de l’existence et de la mort… Après tout qu’importe … Puisque le silence aussi est musique.
Roman graphique où s’entrelacent la musique — …[nous] écoutions alors la musique parler de ce qu’on ne dit pas —, la perte — De l’amputation, de la douleur et du désespoir, je ne parlai à personne… Ma main gauche courait sur le clavier, et la musique disait tout —, la guerre — En plus d’être amputé, j’étais donc prisonnier. Je me souciais pourtant très peu de cette perte de liberté. À quoi bon, puisque je ne pouvais plus être pianiste ? —, la violence des sentiments — J’étais un jeune homme plein de patriotisme, de colère rentrée, de détestation et de crainte de l’étranger. Autant d’éléments qui n’étaient que le pâle reflet de la haine que j’éprouvais envers moi-même —, l’exil — Avais-je laissé mon talent en Europe en traversant l’océan ? s’y était-il consumé dans les flammes, l’horreur et la cruauté ? Peut-être la musique n’était-elle plus possible pour moi après la disparition irrémédiable du monde dans lequel j’étais né ? — Une véritable réussite de l’alliance du texte et du dessin. Un objet d’art unique à mes yeux.
Concerto pour main gauche
Roman graphique de Yann Damezin
Éditions La Boîte à Bulles (2019)









