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“Concerto pour main gauche” de Yann Damezin

Marie-Ange Hoffmann • avr. 24, 2024

Sans être une fanatique lectrice de BD, je dois avouer que cet ouvrage s’impose à moi comme une véritable découverte esthétique, artistique et littéraire. Nul doute que deux passions guident l’auteur : le dessin et la musique. Concerto pour main gauche, une biographie librement inspirée de la vie du pianiste Paul Wittgenstein qui, amputé de son bras droit suite à une blessure de guerre, n’abdique pas et transforme son handicap en force. Il continue de jouer des œuvres composées pour lui et sa main gauche, notamment le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel.


Le lecteur pénètre d’emblée la psyché d’un personnage ambivalent, torturé par des émotions violentes que le dessin onirique de l’auteur reflète magistralement. Le regard du lecteur suit le récit, fasciné par le graphisme en noir et blanc tout en volutes fines et subtiles, qui tissent un paysage sonore et poétique où s’accumulent des motifs géométriques et des figures métaphoriques d’une grande intensité. Le dessin n’est rien d’autre que la musique transformée en images, le ressenti émotionnel transformé en formes fantastiques, symboliques. Il fait penser aux bestiaires grotesques d’un Jérôme Bosch, mais aussi aux fines et poétiques estampes japonaises ou miniatures persanes, mais aussi aux arts dits « naïfs ». Autant dire une multitude d’influences qui se tissent et s’entrelacent en un miroir où se reflète l’âme tourmentée du pianiste.


Ce n’est pas une biographie réaliste qui intéresse l’auteur, ni même le côté héroïque du personnage, mais bien davantage ses faiblesses, ses lâchetés, ses trahisons, ses parts d’ombre, ses fantômes. C’est en quelque sorte une biographie intérieure. Et puis il y a le texte qui chemine avec le dessin, écrit à la première personne, nourri de quelques références littéraires discrètes (Blaise Cendrars et son amputation du bras droit, Don Quichotte aussi). Le contexte historique est également très présent. La tragédie de la Seconde Guerre mondiale, la spoliation des Juifs par les nazis, la gangrène de l’antisémitisme, tous ses bouleversements alimentent le mal être de l’artiste blessé dans son amour-propre. Heureusement, il y a la musique et le piano qui sont un ressort existentiel pour s’en sortir, une épave comme refuge contre le désespoir. Certes, le pianiste entretient un rapport à son instrument qu’on peut qualifier de conflictuel, mais il ne perd pas la foi en la musique et en son jeu. Constamment, il se remet en question en tant qu’être humain et en tant qu’artiste. Il n’est certes pas un saint, serait même détestable — ses colères, son comportement lâche envers sa femme, son adéquation au nazisme — mais il finit par être touchant dans sa quête du sens de l’existence et de la mort… Après tout qu’importe … Puisque le silence aussi est musique.


Roman graphique où s’entrelacent la musique — …[nous] écoutions alors la musique parler de ce qu’on ne dit pas —, la perte De l’amputation, de la douleur et du désespoir, je ne parlai à personne… Ma main gauche courait sur le clavier, et la musique disait tout —, la guerre En plus d’être amputé, j’étais donc prisonnier. Je me souciais pourtant très peu de cette perte de liberté. À quoi bon, puisque je ne pouvais plus être pianiste ? —, la violence des sentiments J’étais un jeune homme plein de patriotisme, de colère rentrée, de détestation et de crainte de l’étranger. Autant d’éléments qui n’étaient que le pâle reflet de la haine que j’éprouvais envers moi-même —, l’exil Avais-je laissé mon talent en Europe en traversant l’océan ? s’y était-il consumé dans les flammes, l’horreur et la cruauté ? Peut-être la musique n’était-elle plus possible pour moi après la disparition irrémédiable du monde dans lequel j’étais né ? — Une véritable réussite de l’alliance du texte et du dessin. Un objet d’art unique à mes yeux.


Concerto pour  main gauche

Roman graphique de Yann Damezin

Éditions La Boîte à Bulles (2019)

par Jean-Renaud Cuaz 03 mai, 2024
ÉDITO Le programme se peaufine et l’affiche est belle, encore, cette année. On ira au Musée Paul Valéry, au Réservoir, au MIAM, sur la Place du Pouffre — pour les auteurs et éditeurs locaux et régionaux — pour rejoindre la Médiathèque Mitterrand, le week-end. Il y aura un prix de littérature maritime décerné sur l’ Amadeus , des auteurs en rencontre en milieu scolaire, Dadou, le dessinateur bien connu, ici. Les Automn’Halles fêtent ses 15 ans, avec Pierre Assouline qui vient en amont, le 11 mai (17h, Chapelle des Pénitents), pour une rencontre olympique autour d’Alfred Nakache, en coproduction avec Filomer. Comme il y a un livre pour chacun, la rencontre avec un auteur peut s’avérer décisive, dans une vie. Tiens, je vais vous faire une confidence : j’avais 17 ans quand Assouline est venu à la FNAC présenter son Épuration des intellectuels , 17 ans — et on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans — quand je l’ai vu ajouter, en numérique, le nom de Paul Nizan à ceux des écrivains victimes de la guerre. 38 ans après, je ne manquerai pas de le lui rappeler. Amitiés littéraires Laurent Cachard Président du Festival du livre de Sète – Les Automn’Halles
par Marie-Ange Hoffmann 02 mai, 2024
Malart , un titre, on ne peut plus simple, qui est comme un clin d’œil au lecteur que ce polar-là, le dernier opus de la tétralogie espagnol de Aro Sáinz de la Maza, devrait être différent des autres. On soupçonne que si l’auteur a mis en avant le seul nom de son héros en première page de couverture, celui-ci sera sans doute le cœur battant de cette nouvelle intrigue. Une façon astucieuse de titiller la curiosité du lecteur qui, s’il connaît déjà Milo Malart, le policier aux improbables mais efficaces méthodes, se hâtera d’ouvrir le livre, d’autant plus qu’il est question d’abîme dans l’exergue. Comme dans les précédents romans, un prologue plante le décor et des indices qui amèneront à la tragédie. Elle aimait courir à travers la ville de bon matin , ainsi commence l’histoire. Une jeune femme qui n’est pas nommée nous entraîne dans sa course et nous apprenons que courir est pour elle une activité vitale, qu’elle est au bord d’un précipice sans fond , sous l’emprise d’un traumatisme d’enfance dévastateur dont elle essaie de se libérer. Les analogies avec l’inspecteur Malart et son histoire de schizophrénie familiale s’imposent alors, comme les thèmes récurrents de l’auteur que sont le pouvoir de l’argent et la corruption des médias et de la police. La jeune fille qui court assiste par hasard à un accident causé par un couple visiblement sous effets de drogues dans une voiture de luxe et on se doute que ces deux personnages sont peu recommandables, des très méchants, comme ceux que traque l’inspecteur Malart. Malart, le voici qui apparaît au chapitre suivant intitulé Jeudi 28 novembre, Barcelone, trois heures douze . L’horloge du temps est en marche. Non sans un certain génie, l’auteur construit habilement l’intrigue en mettant en scène un homme — qu’il n’identifie pas immédiatement comme étant l’inspecteur Malart — dans une très mauvaise posture, il flottait à la surface de la mer comme un poids mort . Assiste-t-on à la mort par noyade de Milo Malart ? Cela en a tout l’air, mais on n’y croit pas ! Et le lecteur n’est pas le seul à avoir confiance en Malart. Sa partenaire, la sous-inspectrice Rebecca Mercader et ses co-équipiers du Groupe s’inquiètent de sa disparition et entreprendront trois jours d’enquête effrénée pour tenter de le retrouver. Sans trop dévoiler de l’intrigue, qu’il soit dit qu’on découvrira le couple responsable de l’accident de voiture du début — deux psychopathes rejetons de la très haute société catalane — tous deux définitivement morts, fixés à la poupe de leur yacht somptueux dérivant à quelques miles de la côte. Ce qui est complètement fou, c’est qu’il semble que l’inspecteur Malart soit l’auteur du double crime : les preuves sont accablantes, le yacht est truffé de ses empreintes et Milo reste introuvable. Alors que la presse, le juge et les réseaux sociaux enflammés par les familles des deux morts demandent sa peau, seuls Rebecca et ses collègues vont tenter de sauver Malart. Mais ce ne sera pas chose facile ! Le doute commença à s’ouvrir un chemin dans son cerveau. Le poids des preuves était accablant, écrasant. Tout comme les indices. Comment était-ce déjà ce que lui disait toujours Malart ? « Ne cherche pas, efforce-toi de trouver. Il est aussi important de voir ce qu’il y a, que ce qu’il n’y a pas. Si tu espères trouver quelque chose de concret, tu ne pourras pas voir le reste. » Comme toujours chez Aro Sáinz de la Maza, la dimension psychologique analysée finement joue un rôle primordial, comme la description qui ne fait pas dans la dentelle d’une Barcelone gangrénée par la corruption et le pouvoir de l’argent. Même si Milart semble baisser les bras, obsédé par son impuissance à vaincre la perversité des puissants et hanté par une névrose obsessionnelle, même si son équipe a toutes les peines du monde à le sauver, on ne peut croire que le Mal puisse avoir le dernier mot ! Et on marche à fond avec Mercader lorsqu’elle décide d’adopter la méthode de mimétisme chère à Malart — Je veux mettre la méthode de Malart en pratique…L’idée est d’essayer de comprendre le coupable au maximum, je veux dire le plus humainement possible. L’intrigue est bien construite avec une progression captivante de plus en plus serrée, de rebondissements en rebondissements où l’apparition des personnages du début prennent tout leur sens, jusqu’au dénouement qui reste sur un point d’interrogation ! Une fois de plus, Malart et son Groupe ne déçoivent pas le lecteur, qui espère une suite… Malart Aro Sáinz de la Maza Éditions Actes Sud (Actes noirs 2024) Traduit de l’espagnol par Serge Mestre
par Laurent Cachard 21 avr., 2024
Le Nageur de Pierre Assouline pose d’emblée la question du genre (littéraire) de l’ouvrage. Une biographie d’Alfred Nakache, le crack de Constantine, une fiction dérivée de la petite histoire dans la grande, un réquisitoire contre une historicité qui omet trop souvent qu’on peut porter un de ses représentants aux nues avant de le vouer aux gémonies de l’inhumanité ? Mais le Nageur obéit à une construction cyclique : ça n’est que vers la fin du roman, quand Nakache, qui a survécu à un an à Auschwitz — quand tout détenu qui vit plus de six mois est un escroc car il vit aux dépends de ses camarades — et à une marche de la mort de 80h, se voit protégé, à Buchenwald, par la résistance clandestine des communistes et offrir un cahier sur lequel on lui demande d’écrire ses joies, ses peines, ses espoirs, ses pensées . Il y consigne le miracle d’être encore en vie mais se consacre très vite, en filigrane , à l’évocation de son éternel rival, désormais ennemi juré parce que responsable, dans l’ombre, de son arrestation, de sa déportation et, même s’il ne le sait pas encore quand il écrit son nom, de la mort de sa femme et de sa fille : Sigmaringen peut te protéger , s’adresse-t-il à lui, directement, si je te retrouve, je te tue . La même promesse qu’on retrouve au début du roman, en anaphore (trois occurrences), quand il le retrouve au hasard d’une compétition en Italie, sans le tuer. Pourtant, il lui en veut plus qu’aux Allemands , mais tant qu’il existe un doute, Artem — son surnom, l’énergie — ne se sent moralement pas le droit d’exécuter son dessein. La morale, c’est une notion sur laquelle Assouline revient tout au long du roman, qui commence donc par l’Après-guerre, pour revenir sur l’Avant, quand le destin du jeune Nakache épouse ( un homme, c’est sa ville ) celui de Constantine, la ville des ponts , dans laquelle sa famille, des patriotes et républicains , suit le rythme de l’histoire, de celle qui précède — des 10 000 Juifs depuis l’exil de Babylone aux berbères judéisés — à celle qui se joue, du décret Durieux aux pogroms à venir, quand l’armée française brille de son absence . Le petit Alfred, dans l’insouciance antérieure, commence par ne pas savoir nager et avoir peur de l’eau , puis apprivoise l’élément d’une nage instinctive, primitive . Pas très orthodoxe mais qui le mène à cette éducation complète qui va lui permettre de nager, gagner, rêver peut-être . Dût-il pour cela quitter l’Algérie, la mère, la mer , écrit Assouline, qui pose une première analogie entre le poisson et le peuple juif. Dans un traité Kidouchin du Talmud, l’homme qui sait nager est actif, il se contrôle suffisamment pour refuser les tendances dans lesquelles le monde veut l’attirer . Quand il arrive à Janson, il rit, sourit, prend plaisir à nager , à sa bâtir un corps d’athlète, puisque le gamin s’est déjà identifié à celui d’un autre Alfred, Hajos, nageur juif médaillé aux JO d’Athènes en 1896. Après tout, Hollywood n’a-t-il pas fait d’un des plus grands habitués des couloirs son éternel Tarzan ? C’est à Paris qu’il va rencontrer Cartonnet, qui sera jusqu’au bout son contraire absolu. Tellement que l’auteur prévient, dans une mise en abyme : à croire qu’un romancier ou un scénariste les a inventés pour la dramaturgie . Tout les oppose : là où l’un est un dandy capricieux et narcissique, l’autre se reconnaît en tâcheron fait pour l’effort. Nakache n’est pas spectaculaire, élégant, comme peut l’être l’autre, mais il est mieux que ça, précise Assouline : il a de l’allure. Un terme à double sens pour signifier qu’à force d’efforts, il ira plus vite. Le battra plus d’une fois, mais pas tant que ça puisque Cartonnet aura marqué l’histoire de son sport par ses records, certes, mais aussi par sa façon, caractérielle , de refuser le combat . Les oppositions de genre ont toujours fondé la légende du sport, mais là, vite, c’est la réalité qui prend le dessus, le pogrom de Constantine, les 4 et 5 août 1934 — Alfred Nakache n’y était pas mais jamais il n’oubliera — l’avènement du III e Reich qui s’appuie sur les Jeux de Berlin pour montrer sa supériorité. Là où d’autres, précise l’auteur, rêvaient d’un nouvel homme juif , dans l’utopie sioniste. Un Muskeljudentum , un judaïsme du muscle. À Berlin, se pose la question d’ y aller ou pas , le salut olympique de la délégation française assimilé à un acte de reddition, de capitulation ; la musique qui envahit le moindre des silences pour ne jamais douter de la victoire finale. Pour 1000 ans. Assouline rappelle l’immense réussite de l’organisation allemande, immortalisée par le film de Léni Riefenstahl, les Dieux du stade . Le parcours de la flamme, depuis Olympie, théâtralisé pour la première fois. Mais le vrai vainqueur de cette Olympiade , rappelle-t-il, c’est Adolf Hitler. Pendant qu’on défile, Dachau est ouvert depuis trois ans, les lois de Nuremberg sont en action depuis l’automne 1935 et les athlètes juifs allemands ont été interdits de compétition. En attendant qu’on en bannisse les autres. Assouline cite Confucius — après Héraclite — pour souligner que son Nakache nage pour exister souverainement, que pour l’instant, la seule guerre qu’il livre est celle, technique, qu’il fait à son rival. Le puriste contre le dissident . Pour l’instant, ils sont même partenaires en Équipe de France, quand il s’agit de battre les Allemands. Vers lesquels Cartonnet, mal élevé , finira par pencher, fasciné par le fascisme et par Doriot, le paradoxe du Front Populaire. De 1938, l’histoire retiendra les accords de Munich, les tablettes sportives que Alfred Nakache est champion de France 100 et 200m nage libre, 200 brasse, et 4×200 puis 10×100 en relais . Que si la guerre éclate en septembre 1939, il y voit une revanche à prendre sur les JO. Mais tout s’enchaîne : il est obligé de se recenser comme Juif, est radié de l’Éducation Nationale ; le régime de Vichy se substitue aux accords Durieux et s’il trouve, à Toulouse, sous la direction d’un nouvel entraineur, sa propre écriture, sa musique intérieure, sa couleur , il doit vite se résoudre à lutter, rejoindre des réseaux secrets de résistance — la Main forte , et l’idée, née dès 1940 à Alger, d’une résistance juive pour lutter contre les pogroms — voire traverser les Pyrénées, un échec quand sa petite Alice met le groupe en danger . L’étau se resserre, la narration aussi : on retrouve la propagande de Radio Paris, les journaux de l’époque ( l’Auto, Tous les Sports ) qui font du sport une affaire d’État, la presse collabo qui précise qu’ il s’agit tout de même d’un Juif. Qui plus est un Juif arabe . Nakache reste, nous dit-on, d’une lucidité sans faille , son incertain statut d’intouchable vacille et, même médaillé par le Maréchal, même défendu par l’archevêque, au nom de la morale (cinq rappels de la notion dans l’ouvrage), il n’est plus un nageur, mais un Juif, un déporté en sursis . Lequel tombe en décembre 1943, à 9h, quand on emmène le couple Nakache puis, après réflexion (sordide) leur petite fille, au siège de la Gestapo, où Alfred croit apercevoir les ombres de Cartonnet et d’un autre rival, Gibel. Le seul embêté à la Libération, mais disculpé par Nakache lui-même, au bénéfice du doute. Qui leur permettra de rester en vie quand il reviendra d’un Enfer ( Dante n’avait rien vu ) qui aura englouti Laure et Alice. On dit que les Allemands ne lui ont pas pardonné de continuer à battre les records de leurs nageurs . Alois Brunner proposera même de le libérer, mais lui seul : il aura tout sauf l’honneur d’une réponse . Les pages sur Auschwitz, le convoi 66 qui les y mène, la sélection à l’arrivée — Ne gardez pas la petite ! — l’humiliation de la tonte, du tatouage (matricule 17263, un numéro n’a pas de passé ) obéissent à l’exercice de dire l’indicible — l’outre-monde — 4 e référence à Kafka à l’appui (en comptant la mise en exergue) : rien de pire qu’un châtiment à la recherche de sa faute . Ce Babel à l’horizontal , ces hommes réifiés par les gardes, le temps qui se disloque et la mort omniprésente, soulageante. Nakache, après avoir connu le sort commun , sera privilégié, sous la protection de figures qui font encore autorité, là-bas, malgré leur origine. On ira jusqu’à le lui reprocher, après. À Auschwitz, on aime le sport — jusqu’au sadisme de la gymnastique punitive — surtout les boxeurs. Il y retrouve un nageur qui a la maladresse d’évoquer Cartonnet, puis se tait ; Young Perez, le boxeur de Tunis , que les Allemands affaiblissent avant de lui faire rencontrer leurs aryens de champions, à parfois 30kg de plus, mais qu’il mettra — tous — KO avant de succomber à la dernière marche (de la mort). Il ira même nager, clandestinement, dans le seul bassin, existant, là où des SS se sont amusés à lui faire ramener des clés ou un couteau, sous peine de mort : sa revanche sur l’avilissement, sa réhumanisation, lui qui rumine, heure après heure, ses victoires sur l’eau en se répétant Stehen , rester, survivre au tohu-bohu , comme un mantra. On croise Primo Levi en caméo : Assouline sait, en 2024, qu’on ne peut pas écrire sur Auschwitz, en tout cas jamais complètement. Seuls ceux qui y sont restés seraient autorisés. Mais on veut croire qu’on écrit encore sur Nakache pas seulement pour son histoire, mais aussi pour celle de ceux qu’il a perdus. La dernière partie du roman, celle du retour — quand on l’a cru mort — et des règlements de compte ne manque pas d’ironie, ni de morale, puisque c’est, on l’a dit, le maître-mot du roman : c’est progressivement qu’il reviendra à la vie, qu’il doit recommencer à l’aube de ses 30 ans . Dans les bassins aussi, de façon inespérée, jusqu’à des titres au Championnat de France 1946, preuve de sa force et de sa resiliency , puisque la notion française n’existait pas. Il ira même aux JO de Londres, y fera ce qu’il peut, mais le résultat va bien au-delà : au champion succède le héros . À qui Marie Lopez, Mimi , une jeune Sétoise, redonnera même le sourire. Il l’épousera après avoir demandé l’autorisation aux parents de Laure, à l’image de son élégance et de sa rectitude. Il prendra sa retraite à Sète, sur la corniche, nagera tous les jours 1km jusqu’à ce qu’en août 83, dans sa Méditerranée… L’eau l’a donné, l’eau l’a repris . Il est enterré dans le carré juif du cimetière Le Py et je ne dirai rien de l’excipit, qui dit tout. J’ajouterai juste que dans sa construction en boucle, l’auteur rend à Sète la beauté (de l’âme) que Cartonnet a souillée un temps, avec son projet de joutes . Lui, l’âme damnée, est mort en 1967, enfin paraît-il, puisque la date reste incertaine, même officiellement : on croirait un personnage dont la trace se perdrait après des points de suspension , écrit l’auteur. On sait pourtant de qui la mémoire, la vraie, la juste, gardera la trace. Le Nageur Pierre Assouline Éditions Gallimard (2023)
par Marie-Ange Hoffmann 17 avr., 2024
Le dernier livre de Bruno Messina, (auteur déjà présent aux Automn’Halles en 2022 pour 43 feuillets, musicien intermittent du spectacle avant de devenir professeur d’ethnomusicologie, directeur du festival Berlioz et du festival Messiaen), taraudera longtemps l’esprit du lecteur après que celui-ci se sera résolu à le fermer. Il y a d’abord le titre qui intrigue. On apprend que « le feu Saint-Antoine » ou « le mal des ardents » évoque un fléau épidémique qui sévissait dans les temps médiévaux, où les malades gravement atteints brûlaient à petit feu, ou dans un grand incendie de spasmes et de convulsions qui précédaient la folie, les tissus consumés par la gangrène. C’est alors qu’intervient Antoine dit le Grand, ou l’Ermite, ou l’Egyptien, le saint du désert, le sec, l’austère, le discret, l’éprouvé, l’ancêtre , celui qui avait résisté au feu des tentations, et dont les reliques furent déposées dans une petite église de village du Dauphiné, nommé aujourd’hui Saint-Antoine-l’Abbaye, village témoin d’un ordre religieux aujourd’hui disparu : les Hospitaliers de Saint-Antoine. C’est ici, dans ce village face au Vercors — terre de cœur de l’auteur — que le présent rejoint le passé. D’abord en la personne du médecin Hugo qui, fatigué et désabusé de l’exercice professionnel en milieu hospitalier de la grande ville, décide de tout quitter en répondant à l’invitation d’une ancienne amie d’études, Manon, qui lui dit simplement « Viens ! » dans son petit village d’Isère. Je devais m’enfuir au plus vite, abandonner le peu qu’il me restait, déserter — c’est le mot juste —, trouver ma thébaïde — mais ce mot m’est venu après, je ne le connaissais pas encore. Il m’est venu plus tard, dans le désert, avec Antoine. Là, dans sa traversée du désert où sa séduisante devise serait de [s] ’isoler du monde sans [s] ’en exclure , grâce et avec Manon, il va réapprendre à vivre, à aimer, à admirer la nature, ses sons et ses silences, à jouir des choses simples. Il va redécouvrir les origines de son métier en faisant connaissance avec les pratiques d’amputation exercées par les Hospitaliers de Saint-Antoine, les moines-médecins qui accueillaient les malades et les guérissaient en les délivrant de leurs membres infectés. Le roman met en lumière la liaison du passé avec le présent à travers les maux de la société aux prises avec ses miracles, ses épidémies (nous sortons du Covid, des divers confinements, des attentats). C’est un roman sur les bienfaits de l’amour, de l’amitié aussi. La rencontre avec le pianiste libanais, les liens qui se tissent entre eux lentement mais sûrement jusqu’à l’incroyable dénouement sont remarquables de justesse, de sensibilité, de force romanesque. Et la musique, oui, la musique, elle ne doit, ne peut pas manquer chez Bruno Messina ! « De la musique avant toute chose, et pour cela préfère l’impair » chantait le poète. Et l’auteur de souscrire : Comme en musique, il manque l’essentiel quand les enfants modèles ne savent pas se défaire de la partition. En médecine, j’ai fait suffisamment de prescriptions pour savoir que l’ordonnance n’apporte pas la guérison . La musique donc et ses bienfaits, la musique des mots, de la nature, des sentiments — Aimer se chante mais ne se dit pas — Et puis, après ma première lecture, - j’ai éprouvé le besoin de le relire – l’étonnante structure de composition du roman en cinq chapitres m’interpelle : Terre, Eau, Air, Feu et Éther. La pensée de Bachelard explorant les quatre éléments des Anciens et des Alchimistes pour mettre en évidence leur pouvoir sur notre imagination a sans aucun doute servi de canevas et d’inspiration à l’auteur. A chacun d’interpréter comme il le sent. Voici donc un roman envoûtant par la force de son ambition historique, humaine et poétique. Feu saint Antoine Bruno Messina Éditions Actes Sud Collection Un endroit où aller
par Yves Izard 16 avr., 2024
Il y a eu un massacre à Wounded Knee, dans le Dakota du sud... Éhawee fait partie des enfants qui n’ont pas été tués tout de suite. Chamani l’a attrapée et s'est mise à courir, la balançant par les chevilles comme un maillet de croquet au risque de lui fracasser le front contre un obstacle . Ainsi commence dans le bruit et la fureur l’un des romans les plus sentimentaux de Didier Decoin où l’on retrouve sa fascination pour les indiens, où l’on découvre aussi une Angleterre victorienne extravagante où va s’émanciper cette enfant Sioux devenue Une Anglaise à bicyclette . Il y tient du conte de fées et du roman policier avec ce Constable qui cherche à expliquer l’inexplicable, avec cette obstination des gens de police décrite par Jules Vernes dans son « Tour du monde en quatre-vingt jours » où son inspecteur attend l’occasion d’arrêter Phileas Fogg . Car le policier Tredwell est persuadé que cette petite Emily ramenée d’Amérique par Jayson Flannery ne peut pas être l’enfant de soi-disant fermiers irlandais immigrés comme l’a raconté partout le photographe. Et pourtant personne ne se formalise lorsque la presse locale informe la population de Chippingham que Jayson Flannery va épouser sa fille ! Depuis qu’ils se sont habitués à voir en elle la fillette orpheline, le « mensonge Emily » s’est enkysté dans la chair de la ville et personne ne songe à l’en extirper . C’est qu’à dix neuf ans Emily est devenue belle, sensuelle, sauvage épanouie au point que l’on est séduit dans ces pages qui n’ont rien a envier aux romans érotiques. Si bien que non seulement aucun scandale ne couve, mais une sorte de nervosité s’empare des habitants à la pensée qu’ils pourraient ne pas faire partie des invités . Quant à la bicyclette avec pneus Dunlop et freins par rétropédalage que Jayson lui a offerte, en pensant qu’Emily allait la chevaucher et la guider comme une monture, puisqu’elle avait exprimé la nécessité d'un cheval — tournure que Jayson avait appréciée — elle sera la trouvaille littéraire du passage dans le monde des fées telle une Alice au pays aux merveilles qui aurait atterri chez Sir Arthur Conan Doyle, qui considère comme Sherlock Holmes que le fantôme est la survie de l’esprit . Après tout, la demeure de Jayson Flannery, son Probity Hall, comme le cercle des maisons hantées cache bien d'autres mystères, à commencer par le fantôme de sa première épouse, aujourd'hui morte, Florence dont le numéro d'escapologiste l'avait rendu fou d’amour, et celui du Docteur Lefferts qui lui avait annoncé sa mort, avec sa voix que le médecin entretient aussi jalousement que d’autres leur chevelure ou leurs mains, où leurs bottines, comme s’ils cherchaient à protéger la seule partie d’eux-mêmes à être à peu près parfaite dans l’immense assemblage de ratages et de choses dégoûtantes qu’est un homme . La plume de Didier Decoin n’épargne personne, mais elle sait aussi exprimer une certaine philosophie empruntée encore une fois aux Indiens d’Amériques quand les Lakotas ont raison de penser que la vie d’un homme est un cercle, que tout finit par se rejoindre . Ainsi, C’était un soir de septembre, le mois le plus beau, le mois de la Lune-des-prières écarlates … Très bonne lecture. Une Anglaise à bicyclette Didier Decoin, de l’académie Goncourt Éditions Stock (2011) Didier Decoin sera l’invité des Automn’Halles 2024 à Sète.
par Claude Muslin 07 avr., 2024
Au cinéma, La zone d’intérêt emmenait les spectateurs « à côté » d’un camp de concentration pendant la guerre 39/45. En littérature, Un monde à refaire emporte ses lecteurs « juste après » la fin de la guerre 39/45. La période de l’immédiat après guerre est fascinante. Les français en liesse et tout à leur bonheur d’en avoir fini avec les privations et la peur ont du mal à imaginer leur Côte d’Azur dévastée « et ses plages plus dangereuses que le septième ciel de l’enfer », parce que toutes minées. Et c’est là la qualité de ce premier roman ; nous faire vivre de l’intérieur cette période. Nous scotcher aux 409 pages du livre pour palpiter avec les protagonistes, espérer qu’ils s’en sortent entier, qu’ils soient français ou allemands. Vincent le prisonnier évadé cherche Ariane, Fabien le résistant pleure Odette, Hubert le plus âgé de l’équipe, presque 40 ans, Enzo, Georges, Manu, Max et les autres démineurs français doivent travailler, main dans la main, avec Lukas, Klaus, Matthias et les autres prisonniers allemands. Pour pouvoir vivre, faut-il pactiser avec l’ennemi ? Cette question est la veine de ce roman. Et puis il y a les femmes. La veuve Mathilde, Léna la patronne du café, Audrey l’ex amie de Vincent, Saskia, rescapée des camps de concentration. Un microcosme qui se débat dans un pays exangue pour retrouver qui sa liberté, qui son amour, qui sa maison ... Un monde à reconstruire ou à inventer. Il faut de l’audace, du courage et surtout de la concentration à ces hommes qui ont choisi, ou pas, de faire partie des équipes de démineurs. Sans eux, point de salut ! L’auteure connaît parfaitement les caractéristiques des mines « celle prétendument facile à neutraliser, en réalité reliée à une autre mine, reliée elle aussi à une autre, une autre encore ... qui, toutes en même temps, fatalement, explosent. « C’était l’effet du blast, tant redouté, qui détruit tout à l’intérieur, sans pitié ». Le suspense est à son comble avec une intrigue bien construite qui permet d’aborder d’autres thèmes comme la délation, la vie dans les camps, la trahison, le pardon, l’oubli ... Les dialogues percutent ; les fins de chapitres appellent les suivants, comme un « page-turner ». Beaucoup de personnages se croisent, se cherchent, se perdent et se retrouvent ; peut-être un peu trop pour le lecteur peu concentré ? Un premier roman réussi. L’auteure est scénariste et historienne. Ce qui ne gâche rien. Un monde à refaire Claire Deya Grand prix RTL-Lire 2024 Les Éditions de l’Observatoire (2024)
par Marie-Ange Hoffmann 06 avr., 2024
Il y a du monde ce vendredi 5 avril au rendez-vous des Automn'Halles à 18h à la médiathèque Mitterrand ! Et tout ce beau monde est venu écouter l’ami Bernard Wagnon , dans une autre vie Maître de Conférence, qui se propose d’essayer, non sans humour, de comprendre d’où vient le rire, omniprésent dans l’œuvre de Frédéric Dard dit San-Antonio. Une œuvre littéraire monumentale : des centaines de romans publiés, dont plus de 170 aventures du commissaire San-Antonio, des nouvelles, des pièces de théâtre, et des millions de livres vendus — Frédéric Dard, natif de Bourgoin-Jallieu, dans ce Bas-Dauphiné cher au cœur de Bernard, est un écrivain amoureux de la langue, inventeur et jongleur de mots. Bernard Wagnon et sa complice Francine Peyssy vont mettre en évidence avec savoir-faire et bonhomie la très grande variété des formes d’humour, à l’aide d’un seul livre, J’suis comme ça , publié en 1960 : comique de situation, jeux de (Ver)mots, humour de référence, sourire de connivence, exploitation de tous les stéréotypes… aussi bien qu'analyse psychologique, satire sociale, histoire rabelaisienne... À voir la satisfaction rayonnante de l’auditoire à la fin de la conférence, il est clair que Bernard et Francine, en variant avec bonheur analyses et citations, ont réussi leur essai et donné envie à plus d'un de relire, voire découvrir l’Hénaurme San-Antonio. On vous en sait un « tas de gré ! »
par Yves Izard 05 avr., 2024
Demain, disaient les parents, nous irons voir la mer à Deauville… dit d’un trait, comme ça sans respirer, cul sec, les gens comprenaient lameradovil, comme un nom de médicaments . C’était un peu ça la mer à Deauville, aller chercher cette eau si loin, à cause des marées, au-delà du sable à perte de vue… sentir l'ambre solaire dont les baigneuses huilaient leurs bras, leurs épaules, leur nuque, cette odeur restée pour moi affolante, de l’enfance et du désir . Didier Decoin, qui a connu ses premières années de vacances dans le Cotentin est tombé amoureux de la Normandie au point que même Pont l’Évêque ne sentait pas le fromage . Si bien qu'il a, plus tard, passé des années à y chercher la maison de ses rêves, jusqu’à retrouver la mer ronde, fessue, qui n’avait plus rien à voir avec lameradovil, les vagues couraient empotées, laiteuses fillettes obèses, et voilà la quête qu’il nous livre depuis La Hague quittée comme un membre fantôme… où une usine atomique allait être construite contre des promesses d'emplois, où Prévert va acheter une maison pour y mourir . Or donc… écrit Didier Decoin dans ces belles pages autobiographiques, je venais d’épouser Chantal née Proust ! Quand VSD m’envoya interviewer Yves Montand qui tournait avec Joseph Lauzet « Les mers du sud » dans un décor détrempé dans la Hague ! L’aventure est trop belle quand il comprend qu’il est incapable de s’orienter à travers ces maisons ventrues humidifiées comme si, avec Chantal, il réalisait que la mémoire défaillante, n’est que la vengeance ironique du temps qui passe. Mais peu importe que ce soir-là, la rougie de la mer courant comme un incendie, ne fulgura qu’une poignée de secondes, Chantal était conquise et décida qu’ils allaient acheter une maison par ici ! Seul le rituel de l'écrivain en fait un sédentaire … Avoir une maison est un des fantasmes les plus partagés ,comme un rêve amoureux, comme un prolongement de soi. Didier Decoin va plus loin quand il dit « j’ai fait ce livre pour dire que je n’habite pas une maison, mais que je suis habité par elle » . Il lui aura fallu plus de deux ans et demi pour acquérir la maison moche aux tuiles rouges … idéalisée pendant des mois alors qu’elle se révèle n’être que deux logements de pêcheurs réunis par le percement du mur citoyen ! C’est une laideur tranquille… où depuis le mitant du lit ou la baignoire on voyait la mer … pourtant, si comme l’amour, la vue sur la mer est quelque chose de connu et partagé par des millions de gens, le cercle est restreint de ceux qui connaissent les mœurs du tourne-pierre à collier, et qui savent, au premier coup d’œil, différencier le grand cormoran huppé et la mouette rieuse de la mouette pygmée . C’est bien le vocabulaire marin qui va nous faire rêver. C'est la magie du langage de l’écrivain, qui depuis sa soupente découvre une vue époustouflante à 180 degrés de paysage maritime, et qui pour transmettre son émotion s'imagine Chantal et lui comme deux écureuils hilares dans les escaliers raides comme des haubans, grimpant dans la maison comme dans la mature d’un navire, de la dînette à la vergue de grand hunier et de là au petit cacatois ». Avec vue sur la mer , on saisit l’insoutenable mélancolie qu'il y a à fermer une porte pour la dernière fois. En s’éloignant ce n'est pas seulement une maison qu’on quitte, mais tous les habitants, le goût des tempêtes du haut de son nid de pie bureau . Chantal partie en cabotage chez les commerçants. Connaître les cartes météo mieux que le vieux paysans où pêcheurs. Peut-on quitter l’âme d’une maison ? Avec vue sur la mer Didier Decoin, de l’académie Goncourt NiL Éditions (2005)
par Laurent Cachard 04 avr., 2024
Christophe Naigeon poursuit son Traité de négritude* avec Mamba Point Blues , un roman-fleuve construit en deux époques (1918-1925 et 1931-1940) et un épilogue (1980), eux-mêmes découpés en portraits et récits quasi-distincts de figures de l’africanité. Dont les vies se sont croisées, dans des villes, des pays différents, suivant le fil d’une histoire qui bégaie, entre les tranchées du Front de l’Est, dont on extrait miraculeusement Jules, le Black frog qui sert d’interprète aux troupes américaines, plus exactement le régiment de nègres venu libérer la France, même si, en dernier recours, les Yankees voudront cacher ces poilus de Harlem et récupérer leurs exploits, avant de les renvoyer à leur statut d’esclaves ou d’opprimés. Puisqu’il a survécu au pire — Merde, pas mort ! — il va vivre sa vie en plein et, armé de cuillères en bois et de couvercles de casseroles empruntés à sa logeuse, intégrer le Harlem Rattlers Band des bidasses qui, à la signature de l’armistice, vont faire un boucan incroyable, jouer une musique de malheureux qui rend les autres heureux, quitte à faire quelques concessions avec la Marseillaise. On pourrait croire que la guerre terminée, les choses vont s’arranger, surtout quand une idylle inattendue le lie à Sigrid, qui veille pourtant son fantôme de mari, gueule et corps cassés par la Der des ders. L’histoire entre les deux amants va constituer le fil rouge de Mamba Point Blues , de façon surprenante : il faut attendre la dernière partie du roman pour apprendre que les lettres qu’il lui écrit, comme un continuum amoureux — et surtout pas bovaresque — il ne les a pas envoyées, et un deux ex machina mêlant la cousine de Graham Greene et Joséphine Baker, au Royal Albert Hall, pour que l’histoire trouve son issue. Elle sera passée par tous les stades, de la transe de ses racines africaines — les livres et les tambours comme armes secrètes — pour que la musique commence à parler, et explore ses racines africaines, donc, afro-américaines ensuite, pour un mot-valise qui ne signifie rien, tant l’Amérique a longtemps rejeté ses Noirs. En parallèle avec le récit national chaotique du Liberia, déjà posé dans le premier volume (indépendant), c’est l’Amérique ségrégationniste qu’on (re)découvre dans le roman, que Ruth, via une ruse d’institutrice proposant la leçon inversée, résume par le Grand Retour, une illusion politique et économique ayant viré à l’idéologie. Avec des intérêts des deux côtés, d’ailleurs. Les personnages, traités individuellement, voient leurs existences se tresser, dans les scrupules à faire connaître l’histoire du Liberia (pas un tabou, juste une page tournée), dans les oppositions rhétoriques déjà présentes dans le premier tome : Naigeon se plait à mettre ses personnages en opposition, par le débat, jusque dans la concurrence entre Noirs panafricains (comme avec Marcus qui, par exemple, réfute l’idée du métissage). On croise des intellectuels de la cause, comme William Edward Burghardt Du Bois, figure morale que Diane — l’arrière-cousine découverte de Jules — va pourtant rabrouer, accusant son amant de s’être servi de ce bon vieux Julius Washington comme caution, comme les gens de la Societé américaine de colonisation avait utilisé après sa mort, en le caricaturant, l’idéal de Paul Cuffee. De recréer, sous des aspects humanistes, une belle double pyramide de commandement et de soumission. La place des Noirs, elle la vit au quotidien dans son dispensaire de Harlem, seul lieu où les Noirs peuvent être soignés ( Body Repair , son enseigne de garagiste), dans les manifestations qu’elle organise, les marches des femmes (pour la santé), durement réprimées. Son Code noir, Naigeon l’écrit par ces récits croisés, qui se retrouvent, sur trois continents, sur des réflexions qui incluent les Lumières (le mythe du Bon sauvage), les hommes-léopards du Liberia, déjà abordés dans le tome I, la traversée mouvementée de la Real Africa par Greene, Barbara et Jules, les deux récits qui en seront faits dont l’un, le plus connu, éludera la part essentielle de deux des trois protagonistes. De quoi permettre à Naigeon, par ailleurs, d’insérer la question des mécanismes d’édition, mais le sujet n’est pas là. Le vrai sujet, celui qui relie toutes les facettes abordées, c’est la musique, le jazz. Les naissances du Cotton Club et du Dizzie, la carrière de Frida Josephine « Baker » McDonald, qui trouve en Jules le meilleur batteur du monde — en plus, comme moi, tu danses en jouant de la musique — qu’elle emmènera à Paris, pour sa revue nègre, jusqu’à ce que l’histoire bégaie et qu’on réentende le bruit des bottes, en Europe. Si Jules, dans ses pérégrinations, a retrouvé comme procureur l’ancien colonel de sa compagnie, il va croiser, aussi, un petit Hitler — un Joseph Goebbels noir — en la personne de Davis. L’enfer gluant de l’illusion des États-Unis d’Afrique — l’Afrique est plus grande que l’Amérique. Il y a des Afriques — les difficiles tournées des musiciens dans les états qui ne veulent pas d’eux — ici, le Nègre dort avec les porcs — et les strates de l’immigration américaine, les Italiens qui ne se sont pas laissé soumettre, la logique absurde dans laquelle les Colored , affranchis, se sont retrouvés coincés : finalement, ils (les Blancs) ont pigé qu’on leur coûtait moins cher que quand on était gratuits… Il y aurait beaucoup (trop) à dire de ce roman foisonnant où l’on croise Picasso, Simenon, Scott Fitzgerald, une histoire de diamants, des massacres, des empoisonnements, des rites initiatiques dans des zones légendées CANNIBALES, des corrections lexicales dans le domaine musical — on ne dit pas Tam-Tam, c’est péjoratif — mais surtout une filiation, la grande chaîne des trois Jules — Julius, Jules, Julian — qui couvre à eux trois l’histoire des deux derniers siècles (sans compter celui-ci) de trois continents. Pas étonnant, sans rien dévoiler, qu’on termine avec Jules écrivant la suite des Mémoires de Julius, en attendant que Julian s’attaque — il est journaliste, témoigne comme ses aieux l’ont fait avant lui — à celles de Jules. Ce livre contient tellement de livres, par mise en abyme qu’on ne s’étonne pas non plus que l’auteur prévienne, comme dans Liberia , que l’histoire de l’Afrique — surtout quand elle a autant de retentissements ailleurs — doit inspirer mille romans. Il lui en reste un. * « (…) des intellectuels et militants Noirs d’Afrique et des Antilles créaient le concept et le mot de négritude, prenant le contre-pied de la tendance française — sous influence américaine — de la dévalorisation du terme nègre (…). » Préface. Mamba Point Blues Christophe Naigeon Éditions Les Presses de la Cité
par Yves Izard 04 avr., 2024
John l’Enfer , c'est l'histoire de New York et du Cheyenne, comme un combat des temps modernes, forcément moderne au point d’en faire un roman de 2024. C’est que John l’enfer accroché à des ventouses sur les vitres des gratte-ciels vit comme suspendu au dessus d’un état d’urgence, dessous il y a les sirènes des ambulances, un ouvrier est tombé . Le Cheyenne, insensible au vertige , qui lave les vitres, voit le luxe et les appartements vides et aussi des immeubles laissés à l’abandon avec d’inquiétantes fissures , et des chiens qui s’enfuient dans les montagnes voisines . Le Cheyenne qui sait tenir tête au python échappé sur la corniche du trentième étage, perçoit aussi la puanteur qui serpente le long des rues . Mais il n’aura jamais une âme de martyr, ni de militant même avec les filles des combats de l’avenir qu’il traite d’ association d’indiens de bonne compagnie qui ne fait peur à personne ! C'est à l’hôpital, au cours d’une pause forcée pendant une averse diluvienne, que le Cheyenne va rencontrer ses deux compagnons d’errance, comme un stratagème de l’auteur pour un scénario propre à sa comédie humaine. Dorothy Kayne, une jolie brune un bandeau sur les yeux, devenue momentanément aveugle, qui erre effrayée dans les toilettes des hommes . Et Ashton Misha, officier second sur un transatlantique, opéré en urgence d’une appendicite, hanté par sa Pologne natale. Trois destins si singuliers dans ce New York dont John l’enfer pressent l’agonie comme le châtiment de cette urbanité qui a dévoré la grande plaine des bisons et de ses ancêtres à qui la lune parlait. Tellement lucide qu’on l’accusera d’ avoir voulu détruire New York ! Trois destins qui se bousculent à la croisée des chemins où le secret c’est peut-être d’accepter les aiguillages comme ils viennent, de ne pas regarder derrière soi pour tenter de retrouver la route perdue confie Ashton qui envisage de laisser tomber le transatlantique et rêve des mers du sud. Ashton, le fils de paysan qui parle de la mer en termes de terre, qui se croyait aussi nécessaire à la bonne marche du navire que le bœuf à l’attelage . Ashton qui philosophe : on ne critique pas Conrad on le comprend . Ashton déjà jaloux, qui lit à Dorothy aveugle la lettre que lui a écrite John l’Enfer . Dorothy qui fera l’amour avec Ashton nul , dit elle, et qui aime le Cheyenne . Ashton avec son vieux corps qui sait qu'il n'aura aucune chance quand la jeune professeur de sociologie urbaine retrouvera la vue et découvrira le nez busqué et la carrure de John l’enfer . Ainsi va tourner ce trio bancal mais si humain, ballotté dans cette ville, enjeu des ambitions politiques, où Anderson, le pompier new yorkais forcément héroïque brise le rêve du sénateur Cadett en campagne électorale, descendu dans les égouts avec les journalistes. Le délabrement des immeubles est devenu un défi politique, et ce n’est rien à côté de Chinatown où nous entraîne le narrateur, cette sous-ville qui se vautre et se souille à mesure qu’on la nettoie, où ça remugle tellement d’entre les pierrailles que même le vent d’océan a renoncé à chasser la puanteur. Didier Decoin a son style qui vaut tous les discours, qu'il montre l'injustice, qu'il dénonce la corruption où qu'il vénère l'amour, en quelques mots irremplaçables pour comprendre la force et l’évidence des sentiments. Le Cheyenne serait un amoureux mystique : John l’Enfer continue de caresser son sexe. Il songe à Dorothy Kayne, il la pénètre en pensée. À eux deux ils engendrent un arbre ». John l’Enfer Didier Decoin, de l’académie Goncourt Éditions du Seuil (1977) Didier Decoin sera l’invité des Automn’Halles 2024 le samedi 28 septembre au MIAM à Sète.
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