“Le sorcier et la luciole” de Christine Campadieu

Florence Monferran • 14 février 2025
À la croisée du vin et de la littérature

D’une lignée vigneronne, Christine Campadieu a longtemps été à la tête du Domaine de la Tour Vieille à Collioure (Pyrénées-Orientales). Rien ne la prédestinait à écrire, si ce n’est une rencontre, celle de l’auteur américain Jim Harrison, fan de ses vins, qu’elle visite dans sa propriété dans l’Arizona. Conjonction des grands espaces de l’ouest des États-Unis et de ses « grands espaces intérieurs » qui s’ouvrent dans un moment particulier de sa propre vie, débutent alors plus de dix ans de compagnonnage. Elle nous en livre un récit non linéaire, comme une réminiscence qui suit son fil intérieur.

Jim Harrison a entrepris un pèlerinage sur la tombe de ses grands auteurs admirés, à commencer par Guillaume Apollinaire. Puis il poursuit sa route mémorielle en compagnie de Christine, tour à tour guide, traductrice, secrétaire, témoin de son quotidien et de sa création. Ils se retrouvent à Collioure, dans les pas du poète Antonio Machado, qui y est mort d’épuisement en 1939. Jim Harrison part en quête de sa sacoche perdue, qui contenait ses derniers écrits. Alors que Christine Campadieu part en quête d’elle-même : « Tout le monde s’inquiétait alors que je ressentais une liberté nouvelle qui poussait ».

A Séville, sur les bords du Guadalquivir « berceau des poètes » il rejoint Machado et Federico Garcia Lorca. Le périple se poursuit à Grenade, où Garcia Lorca fut assassiné. Jim Harrison refuse de dormir dans la chambre d’hôtel qu’il occupait parce qu’elle « était hantée. Même le vin que je transportais était hanté. L’Espagne ne s’est jamais remise de ce meurtre » (La position du mort flottant, éd. Héros-Limite, 2021). C’est à Christine qu’il incombera d’y dormir. Il écrira encore : « Le fleuve charriait sans cesse ce fardeau d’ombre musicale jusqu’à l’océan. Au bord de la Méditerranée, j’ai entendu sa voix sur l’eau. » (op. cit.)

Sur les hauteurs de la ville, là où Garcia Lorca a été vraisemblablement fusillé, le vin accompagne la cérémonie rituelle organisée par Jim Harrison, reliant les deux poètes d’un même geste. « Nous débouchons une bouteille de Mémoire d’automnes [vin de Christine élaboré à Collioure], en buvons chacun un peu au goulot, puis Jim va verser le vin sur le sol en décrivant un cercle sous les grands arbres. (…) Le chauffeur de taxi, Manolo, (…) a bu avec nous au goulot de la bouteille et il regarde Jim verser en cercle le liquide blond de ce vin élaboré sur les coteaux nourris par les restes de Machado ».

L’irruption de l’imaginaire transparaît fréquemment dans la vie de l’écrivain, dans toutes ces histoires qu’il raconte à Christine, empreintes de rites indiens. Un peu Sorcier (Robert Laffont, 1998), il est surnommé le mugwa (l’ours en langue chippewah) qui part et revient des ténèbres. Magie de l’esprit, réalité tombent les frontières. Ne devient-elle pas elle-même une figure de roman pour lui ? « Durant ces voyages, j’ai grandi et j’ai immensément rêvé. Jim a vu en moi un personnage, une incarnation de sa « femme aux lucioles ».

Ce compagnonnage du vin et de la littérature nous livre quelques inédits de Jim Harrison, croise ses amis écrivains américains, Richard Brautigan, Jim Fergus notamment. Il est aussi comme une entrée dans ses ouvrages, peuplé de gueuletons, de repas gargantuesques, de vins fins, en une carte des vins étourdissante : bierzo, vins du Priorat, cidres de Galice, chinon, manzanilla (beaucoup) parcourent ce récit. Car d’autres pèlerinages suivent, plus terre à terre. Les deux compères arpentent un autre Barcelone, celui des petits marchés et des bars populaires. À Arles, Jim Harrison fait halte après avoir visité son amie Lulu Peyraud, héroïne du Domaine Tempier à Bandol auquel il fait référence dans son œuvre. 

À Paris, les retrouvailles sont scellées dans des repas faramineux à Saint-Germain-des-Prés. Sur le continent américain, Christine Campadieu participe aux célèbres parties de pêches et aux repas de chasse de l’écrivain autour de sa bande d’amis. Elle nous offre, en dernière partie, des recettes partagées avec l’écrivain, les fèves au boudin noir et au sage, la pintade à la catalane, le sofregit, la polenta de Linda Harrison ou l’agneau de Lulu Peyraud. Et que dire du ragoût d’ours mexicain ? Nous entrons avec elle dans l’intimité d’une œuvre, dans ses ressorts de chair, et dans l’intimité d’un créateur au crépuscule de sa vie.

Le vin bu (la vodka coule aussi à flot) — toujours après 16h30 — se mue en objet littéraire. Ainsi, dans la bouteille vidée sur les collines de Grenade, Christine glisse deux petites pommes de pin. Jim, ensuite, date et signe l’étiquette, en un geste renouvelé en 2022 par sa fille Jamie sur la tombe de Machado. D’ailleurs, le rite funéraire pratiqué à Grenade — indien ? inventé ? — rappelle les rites funéraires antiques, qui laissaient provision de vin dans la tombe. Le breuvage appelle encore d’autres fonctions, comme un langage universel.

Jim Harrison, qui ne parle qu’un anglais du Michigan « un répugnant charabia » est traduit par Christine, « même si dans la plupart des pays où je voyage, la terminologie de la nourriture et du vin ne me pose curieusement aucun problème » (Un sacré gueuleton, Flammarion, 2018) Entre pèlerinages, virées bacchiques et gastronomie multiorgasmique, une amitié est née, que la vigneronne gardait en elle. L’écrivain est mort en 2016. Il lui a peut-être légué le plus beau des cadeaux : un livre à écrire. C’est chose faite aujourd’hui, et de belle manière.

Le sorcier et la luciole
Sur la route et à table avec Jim Harrison
Christine Campadieu
Éditions Nouriturfu (2024), 200 p.
Prix du Clos de Vougeot du festival Livres en vignes en 2024
par Jean-Renaud Cuaz 1 mai 2025
— T’as un grain ? Comment savoir ? La folie n’existe que dans le regard des autres. Les tics, les tocs et les trucs obsessionnels, on les remarque parce qu’ils nous dérangent… Pas les pensées vagabondes qui viennent de nulle part et se barrent ailleurs. Le vent de folie qui les emporte, personne ne sait comment il tempête en nous. Moi c’est la mer que j’ai en moi. Je l’ai en moi depuis si longtemps. — Un grain ? Je pourrais lui parler de la semence, de l’origine de la plante, de l’arbre et des fruits. Dire que le grain est la genèse de tout. De la naissance et de la vie. Un grain suffit, un seul. Celui du sel qui donne le goût à tout ou celui du sablier qui mesure le temps comme roulent sur la plage les grains serrés de toutes nos envies. — Regarde l’étang ! Je lui montre le plat qui frémit, sa peau satinée qui frissonne. On s’allonge. Là, où l’étang s’étale, se tend et s’étend lascivement. Protégeant de nacre ses dessous affriolants. Sans les voir, je sais qu’ils sont là, dans la lumière basse du jour tombant. Là, plein de lingeries aquatiques et de dentelles aguicheuses. Je sens remonter de la pénombre, la flore vénéneuse du désir, germée dans la fange et le limon des profondeurs. Dans la blême obscurité des courants, j’imagine des fleurs marines aux parfums d’huitre, des corolles béantes ouvertes aux lècheries, des bourgeons de velours, des dédales de pétales. Des calices, des étoiles et des papillotes végétales. J’entrevois, sous des bouquets d’algues enlacées, des bans entiers de bêtes heureuses, une faune affamée de jouir, des méduses câlines, des loups vifs en maraude et des serpents de mer tendus comme des phallus à l’excite. J’ai le regard happé par le soir qui tarde. Maintenant, le temps s’attarde aux heures d’été. L’esprit divague. Des vagues minuscules sourdinent. Leurs claquements sourds s’estompent, aussitôt ébauchés, aussitôt oubliés. Le calme s’affiche à plein temps, le coton de l’air s’installe, l’eau s’aplatit. Les contours s’élargissent jusqu’au bout des yeux et les yeux s’étrécissent, éblouis, ébahis de grand. Car tout devant s’agrandit. Tout s’amplifie dans un champ sans limite, une étoffe liquide, lissée de gris et veloutée de doux. Je vois dans l’alentour, de quoi somnoler à perpète. Me vautrer dans le tendre. Me rouler et m’affaler sur la croupe lubrique de l’étal. Ici, où se dessine le faux plat de ton dos, le fourreau de tes reins, le plateau tremblant de ton ventre, jusqu’au bord humide de tes lèvres. J’y retrouve le friselis de ta chair, le tremblé du duvet, le grainé de ta peau. Un allongé de désir où dormir à n’en plus finir, baiser jusqu’à plus soif la rive claire de tes fesses, la frise de ton cul, la fraise de ton con. J’arpente des yeux le drap tiède d’un plumard démesuré, une toile couchée de maître flamand, un drapé horizontal de satin sombre, une couche de fraîcheur, étalée là pour s’y étendre, de long en long et de large en large. L’étang s’étire. Opale, pâle et fascinant. Sa panse s’alanguit, charnelle, interminable. Au bord, j’arpente le bois du ponton qui se perche au-devant. Le plain vacille à peine. Il ne tremble plus. La mer, pourtant, n’est pas si loin. L’étang lui a volé le meilleur du large et rapporte ici les derniers sentiments heureux de la fin des heures. L’impensable sérénité des tourmentés, la quiétude des assoupis, la nonchalance retrouvée des assouvis. Toutes les émotions perdues accostent ici, au bout des planchers alignés, pour régaler les croqueurs de vie, les bouffeurs de coquillages et les buveurs de vin glacé. Au fond, se fond le fond du jour dans un fond de teint teinté de clair. Le crépuscule attendra, je le repousse comme on se garde d’éteindre son chevet pour jouir encore un peu d’un livre qui met l’esprit ailleurs. Ses pages s’ouvrent sur une soûlerie intérieure, une illusion d’illusion qui me plonge dans un océan de débauche paisible et m’entraîne vers des bacchanales de rêveries irraisonnées. Et puis. Le jour pétille encore de proche et le lointain allume la colline de Sète. Saint-Clair brasille. La lagune miroite. L’horizon ne demande qu’à s’enflammer. L’eau se teinte d’ardoise et de plomb fondu. Face aux mazets qui s’encombrent d’affamés, les pics, les piquets et les picots des gaveurs d’huitres émergent doucement, telles des dents de monstres marins, des chicots pointés au ciel comme une défense maritime contre toutes les avanies terrestres. Il est tard. L’étang se sape maintenant de sombre pour la sortie du soir. Un costard de saison qui sent l’encanaillerie et les lampions flottants. Aigrettes et goélands rageurs, mouettes rieuses, hérons ronchons et cormorans contents battent l’aile de la retraite. Ils attendront l’aube prochaine pour recouvrer leur terrain de jeu. Mais là, la nuit est pour nous, la bise emporte le fumet des brasucades, le tintement des verres, les parler bas et les confidences inutiles. Passe au large, le dernier crincrin d’un canot plat, son bruissement chuinte et s’efface. Son fil d’écume disparait plus vite qu’un trait de plume. À présent tout se gomme et tout se rature au rivage. Les bruits du jour, les rires de niards, les gueuleries des oiseaux de mer. Même le vent aux cheveux cesse ses agaceries. Reste plus que toi. Et toi, tu m’entraînes en plongeant vers les jardins immergés d’Aphrodite, les prairies de fucus de Vénus, les cavités sous-marines des sirènes affolantes, là, dans la petite nuit des closeries fleuries d’astres marins, de vies minuscules et de ritournelles lacustres. Tes bras sont mes ailes. Je suis le mareyeur insatiable des sirènes, égaré sur un lac de mélancolie. Je nage en apnée, entre deux eaux, au mitan des feuillages lumineux et des filaments de soie. Là dans l’apesanteur de l’entre soi et les senteurs entêtantes de mucus salé. Là dans le tréfonds où tout se fond. Où tout se confond. Là, dans notre chambre d’hôtel perdue, où les yeux grands ouverts sur une vieille photo jaunie, je m’endors. Je m’endors entre tes bras… Gilles Verdet
par Laurent Cachard 30 avril 2025
C’est toujours intéressant, au regard de la production littéraire actuelle, de mettre un écrivain en face de la question des fonctions de la littérature elle-même : ça permet de savoir quelles ont été ses lectures, les conditions qui les ont déterminées. Patrick Chamoiseau est un écrivain de la minorité, des opprimés de toutes sortes : c’est le préalable de l’essai ( Que peut Littérature quand elle ne peut ? ) qu’il sort aux éditions du Seuil, dans la collection Libellé . Un court essai issu d’un discours qu’il devait faire à Strasbourg en 2024, pour un colloque intitulé Lire le Monde , auquel il n’a finalement pas pu participer. Il en a gardé la structure pour interroger le rapport au monde des littératures, puisqu’il convient de les multiplier pour mieux les singulariser. Son postulat, c’est qu’il n’y a pas de littérature sans considérer toutes les oppressions , et sa liste est longue des peuples nations effacés, des Palestiniens aux Ouighours. Potentiellement, ça peut d’entrée tendre le lecteur (moi) qui s’est placé depuis longtemps du côté de Camus dans le discours de Suède après avoir d’entrée suivi Sartre, par impulsion. Mais puisque Chamoiseau sait ce dont il parle, qu’il en a fait le cœur de sa littérature propre— Il n’y a pas de mémoire, mais une ossature de l’esprit, sédimentée comme un corail, sans boussole ni compas, écrit-il dans Une enfance créole. Antan d’enfance (Gallimard, 1996)—puisqu’il s’est lui-même plongé dans les récits d'abbés savants et les écrits d'anonymes, de marins pour questionner une historiographie coloniale, la curiosité prédomine. Et se voit bien servie : puisque la littérature est chargée d’émancipation vers l’aurore des devenirs du monde face à un imaginaire capitaliste qui réifie la Terre et abîme le Monde, il faut user d’une conscience désormais individuée, dit-il en sollicitant Césaire pour que l’impérieuse nécessité de ne pas l’accepter reprenne le dessus. Il cite Hölderlin pour sa question à quoi servent les poètes en ces temps de détresse , Adorno pour celle d’écrire après Auschwitz, interroge l’emmêlement indépassable de l’humain et de l’inhumain et s’étonne—faussement—que nos littératures soient devenues étrangement anodines, inoffensives, silencieuses , liées à la loi du Marché. Démontre que les vieux canevas du roman et de l’anti-roman ont fait place à des formes ouvertes, transversales, qui ne brisent plus la mer gelée en nous , attendait Kafka de ses lectures. Chamoiseau n’est pas Jourde, il ne va pas donner les noms de ces romanciers paresseux (dommage) dont chaque ouvrage est un fardeau supplémentaire posée sur les épaules fatiguées d’une littérature qui pensait qu’on apprendrait de ses maîtres. Discours réactionnaire ? La réflexion de Chamoiseau est (beaucoup) plus large, se fait ethnologique : selon lui, Édouard Glissant — Prix Renaudot 1958 pour La Lézarde , fin aliste du Nobel 1992—a déjà démontré la créolisation globale du monde, depuis que la découverte du Nouveau-Monde s’est transformée en Tout-Monde et s’est imposée à nos esthétiques . Pour Chamoiseau, il faut revenir à la joie — spinoziste en cela que la joie elle-même, en tant qu'elle n’est plus seulement un plaisir parmi d'autres, quelque chose qui vient satisfaire une de nos souffrances, est un plaisir total qui vient satisfaire l'ensemble de notre être, quand on y parvient—retrouver le poète véritable, le Conteur primordial , celui pour qui chaque homme est avant tout des familles des amis des rêves des idéaux de combats des lieux des peurs et du désir , le tout sans ponctuation. Patrick Chamoiseau met en parallèle l’Imaginaire de la Relation avec l’Ouvert d’Hölderlin, encore, les possibles retrouvés au vif de l’Impossible , écrit—via ses notes de sentimenthèque , fil conducteur de l’essai—que c’est le communisme qui a affuté la poétique de Neruda, que le colonialisme a stimulé Kipling, la fureur raciste exalté Céline, etc. Il énumère les fastes de l’indicible , dit de la domination qu’elle a fait disparaître la Beauté, celle de Dostoievski. Sollicite—son autre raison de vivre—les jazzmen américains, tous mystiques ou religieux , habités par l’origine de la souffrance de leur aïeux dans les champs de coton. Il aspire à des puissances narratives nouvelles , raconte comment Michel Butor a résisté à l’invitation de Thor Vilhjálmsson, auteur des Nuits à Reykjavík , chez lui, jusqu’à ce qu’il lui raconte qu’en Islande, ils étaient 300 000 le jour, mais plus de 800 000 la nuit , une fois les elfes sortis. J’arrive , a répondu à ces mots l’auteur de la Modification , père du Nouveau roman. En filigrane, dans cet essai, on trouve Don Quijote, dans l’idée d’ élaborer en solitaire son éthique du vivre. Cervantes m’a éclairé Rabelais et Villon et Faulkner me les a renouvelés , écrit Chamoiseau, pour mieux dénoncer, dans le même temps, un ethnocentrisme européen dans l’idée de l’invention du roman —lequel s’appuie tout autant sur des griots africains, des conteurs créoles ou des hommes des poussières nomades. Il évoque les glorieuses défaites que sont aux yeux des grands romanciers (Faulkner, Kundera, Joyce, Proust…) leurs réussites les plus marquantes. Cette réflexion sur les littératures, qu’on comprend mieux sous l’angle de l’individuation (le Je) liée à la problématisation du Nous , via l’émancipation des identités minoritaires, les cultures composites, compose l’idée d’un organisme narratif visant à ce que la Personne s’accomplisse dans une constellation de Nous . Ce pourrait être un vœu pieux, c’est un brulot sur l’idée d’un art qui s’est refermé sur son industrie et ne s’inscrit plus dans une linéarité du temps, celle qui rend les (grands) auteurs intemporels, justement. Il faut aimer les littératures et les essais pour livre ce (petit) livre, souffler un peu à l’idée de ne pas se sentir tout seul face à l’océan de la production, souvent médiocre. Que peut lecture quand elle ne peut ? Que peut Littérature quand elle ne peut ? Patrick Chamoiseau Éditions Seuil Libellé (2025)
par Claude Muslin 28 avril 2025
Comme un ressac, l’auteure nous ballotte de mer en mer. De plage en plage. De l’Atlantique à la Méditerranée. Sous l’eau, dans le huis-clos poisseux d’un sous-marin porteur de missiles nucléaires de la Royal Navy ; hors de l’eau, à l’air pur, sur les plages de Bretagne et de la côte catalane. Adrian Ramsay, la quarantaine, une des premières femmes à embar quer sur « ces grosses bêtes aussi appelées SNLE pour Sous-marins Nucléaires Lanceurs d’Engins » —dont la vocation de sous-marinière s’est vu confirmée par le « plaisir amniotique » qu’elle a pris au moment de la dilution, quand le sous-marin plonge— entame une première vie « les carrières de sous-mariniers étant courtes » avant de revenir dans le monde des vivants, où une seconde vie, bien différente, l’attend. Dans la première partie du roman, Adrian Ramsay ne songe qu’à une chose : « évoluer dans les profondeurs » . En tant qu’experte en acoustique, devenue « oreille d’or » , elle est un membre incontournable de l’équipage. Dans la seconde partie du roman, elle redevient la jeune femme solitaire, fille unique d’un père veuf vaincu par la maladie, qui n’a rien construit « qui ressemblât à une vie affective » , qui « choisissait ses amants de passage dans l’obscurité trouble des pubs ». Jusqu’au jour où… Sa vie bascule le jour où elle rencontre deux hommes. Arthur, plongeur scientifique à la station biologique de Roscoff et photographe amateur du fond des abysses et Abel, le fils aveugle de son patron Paol. Arthur va aider Abel par affection pour son patron, sans savoir que cet engagement va bouleverser sa vie, celle de son protégé, et celle d’Adrian. L’écriture du roman frise la poésie, s’attache à transcrire, par le menu, la vie dans un sous-marin. Scrute les sentiments des protagonistes, entre dans les retranchements humains comme le bateau s’enfonce dans la mer. C’est un morceau de bravoure que ce roman ponctué par des références historiques, littéraires, mythologiques ; des citations d’auteurs emblématiques des profondeurs comme Jules Verne ou Herman Melville. Par touches. Sans alourdir le récit. Romancière, poétesse, dramaturge, nouvelliste, traductrice ; récompensée par de nombreux prix, Emmanuelle Favier a plusieurs cordes à son arc. Son arc narratif bien entendu . Écouter les eaux vives Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2025)
par Marie-Ange Hoffmann 23 avril 2025
Romain Potocki, grand reporter, journaliste, réalisateur et photographe—invité des Automn’Halles en 2013 pour son premier ouvrage L’homme itinérant —nous livre son premier roman qui s’annonce sur le bandeau comme « un petit miracle de style, d’humour et d’émotion » . Le lecteur en aura la confirmation. Le roman commence par un court prologue dont le premier mot « librairie » campe le lieu phare du récit et on devine instantanément son importance. Un homme revient sur ce lieu et trouve la librairie Sophie fermée. Pourquoi, qui est cet homme et quid de cette librairie ? Et le titre du roman ? Retour au passé, l’histoire peut commencer, racontée avec son propre langage par un adolescent de banlieue précaire et mal famée. Son mal-être s’aggrave par une sorte d’infirmité de parler qui le force à s’enfermer dans une solitude malsaine. Il entretient avec sa mère, qui n’a pas sa langue dans sa poche et ne rate pas une occasion de l’enfoncer encore plus dans son trou noir, une relation complexe dénuée d’amour et de tendresse. Il est la proie des moqueries des autres jeunes ; son monde est pour lui un enfer. Heureusement, il y a le toit de son immeuble au-dessus de ses 22 étages, auquel il a accès grâce au gardien de l’immeuble qui lui en a confié les clés. Ce personnage est la première « bonne fée » du récit. Que fait-il sur ce toit ?— Tu peux pas imaginer comment c’est haut, le toit du monde. Et surtout comment c’est grand… De l’air partout… du silence aussi… Et en dessous ma cité, comme jamais je l’avais vue. Et la mer, là-bas, à l’autre bout d’la ville…c’était ouf ! —il cultive du cannabis, loin des dealers du quartier. Sa mère tombée gravement malade, il doit trouver de l’argent. C’est alors qu’une autre bonne fée entre dans sa vie en la personne de Sophie la libraire, figure hors du commun, un peu déjantée, rompue aux malheureuses vicissitudes de la vie, mais d’une immense générosité de cœur et d’esprit. Elle ouvre les yeux de l’adolescent au monde totalement nouveau pour lui de la littérature et de l’amitié vraie. Elle sent chez lui des capacités et met tout en œuvre pour l’aider à s’émanciper de son malheur. Grâce à elle, l’adolescent découvre le pouvoir phénoménal et irrésistible du livre. À un certain moment, on apprend qu’il s’appelle Robert, prénom parfaitement inadapté à lui, l’enfant à la peau basanée, alors il prend le surnom de Tistou, nom d’un héros de livre d’enfant. Et ce Tistou les pouces verts l’inspire pour bâtir son jardin suspendu sur le toit de sa cité : il y sème des fleurs de toutes sortes et le miracle de la fascination se produit. Elles sont pour lui source de bonheur et de beauté. Mais aussi source d’ennui car elles sont l’enjeu d’un deal avec Jo El Ghaïd, le caïd du quartier, qui lui permet de faire commerce avec ses fleurs, mais pas avec la drogue dont il garde le monopole. Et Tistou, dans une espèce de naïveté, poussé par le courage du désespoir, se jette dans le combat contre la misère et la violence, jusqu’à risquer sa peau ou même sa vie, il y perd un pouce pour commencer. Mais son attirance pour son jardin—un espace de liberté et de créativité—et pour la librairie—une rencontre avec la littérature et des personnages cabossés à l’esprit libre et fantasque—lui donne espoir et réconfort. Toutes ces figures loufoques qui fréquentent la librairie atypique sont très attachantes, à commencer par Sophie la libraire anticonformiste, au milieu de cet endroit où y avait un truc comme sacré ; devant Sophie qui savait vraiment bien écouter , lui le bègue, il ose se lancer dans le vertige des mots. Il y a aussi Moustache, l’ancien légionnaire exerçant la profession de jardinier, qui se révèlera un véritable ami prêt à tout pour sauver Tistou. L’auteur réussit avec sincérité et des mots simples qui sonnent juste à faire évoluer tous ces personnages sur le chemin difficile de l’apprentissage de la vie, en équilibre précaire entre la rudesse de la réalité et la poésie, entre la nécessité de survivre et le rêve. Des plantations florales aux expériences de lectures, d’émerveillements en déceptions, de victoires en défaites, Tistou apprend à résister : « Un autre monde est possible » ; et son horizon s’élargit. Son esprit aussi. Particulièrement touchante est la transformation de sa relation avec sa mère malade, qui, de la rudesse originelle atteint enfin la tendresse et le dévouement, dans l’intimité et le partage. C’est par la lecture d’un extrait de Le monde commence aujourd’hui de Jacques Lusseyran que le fils et la mère nouent enfin le fil de l’amour : J’sais pas comment j’le savais, mais cette nuit-là je pourrais le jurer, ma daronne m’a dit merci . D’introspections personnelles en dialogues incisifs jouant d’humour et d’émotion, la magie du récit opère, entrecoupé d’interludes poétiques comme des respirations salutaires entre les avalanches de mots et d’idées qui se bousculent et cherchent la lumière. Le roman évite l’écueil de la caricature par la justesse et la sensibilité de l’écriture. Tout simplement bouleversant ! Le jardin dans le ciel Romain Potocki Éditions Albin Michel (2025)
par Florence Monferran 22 avril 2025
Une auberge au bord des falaises près de Bristol (Angleterre), un adolescent auquel son père mourant lègue le seul livre qu’il n’ait jamais lu, un vieux loup des mers lui confiant, entre les pages, une mystérieuse carte… Et nous voilà plongés dans une réinterprétation de l’œuvre de Robert Louis Stevenson, L’île au trésor . Rhys Landor, le jeune héros, s’imagine en Jim Hawkins. Il gagne seul un Bristol intemporel qu’aucune référence datée ne rattache au réel. Il retrouve un médecin charitable, le Dr Pingleman. Ce dernier l’entraîne dans son rêve fou d’embarquer sur une réplique de l’ Hispaniola . Le navire mythique de Stevenson, créé pour les besoins d’un film par son ami cinéaste William Bostry, va bientôt prendre le large. La nasse se resserre sur nous alors que l’aventure prend doublement corps. L’écrivain nous plonge dans l’illusion où comédiens (faux marins) et figurants (vrais contrebandiers des mers) s’entremêlent. Le présent et le passé, réalité et rêve se confondent, comme l’affectionne Hubert Haddad, à différents niveaux (livre de Stevenson dans son livre, film dans le livre). « Rhys vivait dans un monde redoublé d’un grand miroir de mots » glisse l’auteur. En effet, le récit avance en des jeux de miroirs, comme les deux navires, l’ Hispaniola et le Reckless , chargé de le filmer. De prime abord, le roman réveille nos souvenirs enfantins, l’émerveillement des premières lectures, l’imagination toutes voiles dehors. Le foisonnement des descriptions et des personnages sortis de L’île au trésor et du livre nous y incite, dans un rythme enlevé. Des rebondissements à multiples détentes, quand on croit suivre le chemin du trésor, nous perdent jusqu’au final, dont nous ne divulguerons rien. Mais le récit s’emballe, le suspense s’accélère dans la seconde partie du roman, reléguant la recherche du trésor au second plan. Nous voici saisis par « la danse ensorcelée des ouragans » , tempête des éléments et déchaînements humains, quand les masques tombent en même temps que les cargaisons clandestines. L’humour, présent dans la constitution des personnages et des scènes, avec le capitaine Frog, le lieutenant Memory, le Cyclope, Poing-Clos ou Pretty Fox, vire au sombre, au très sombre. Peut-être le héros, double rêvé de Jim Hawkins, cherchait-il aussi à retenir entre les pages, comme la carte glissée par le Contre-amiral de la Pêche-aux-clous, le fantôme de ce père disparu, nous emportant dans sa quête initiatique à travers la mer d’Irlande. Avec l’innocence victorieuse de Rhys, c’est le pouvoir de l’imagination qui triomphe des combats maritimes et intérieurs. Depuis cet ouvrage, paru en 1994, que les Éditions Zulma ont eu la bonne idée de rééditer en collection de poche, Hubert Haddad a tracé son chemin en quelques récits majeurs, couronnés par un Grand Prix de littérature de la SGDL (2013) . Meurtre sur l’île des marins fidèles Hubert Haddad Éditions Zulma (2024)
par Marie-Ange Hoffmann 17 avril 2025
Qui se cache derrière ce perdant magnifique ? c’est la première question que le titre de ce roman, pour le coup magnifique, suscite. Il apparaît au début du livre, un homme fatigué qui semble au bout du rouleau. Il s’appelle Jacques, il rentre d’un séjour professionnel en Côte d’Ivoire chez lui, au Havre, où vivent sa femme et ses deux belles-filles, Anna et Irène. C’est à travers le regard et la voix d’Anna, la narratrice, que se dessine le portrait de son beau-père, que ressort le passé marqué par les vicissitudes d’une vie de famille recomposée. Jacques, parlons-en : figure aux facettes complexes et paradoxales à l’humeur fantasque, que l’on peut affubler d’une horde d’adjectifs contradictoires, car il est tout à la fois menteur, sincère, tyrannique, généreux, dépressif, rêveur, enthousiaste, dépensier, capricieux, noble, ridicule, bref, magnifique et pathétique. Dans sa folie, il provoque inconsciemment le malheur autour de lui. Il croit faire fortune en Afrique en s’accrochant à des affaires plus ou moins douteuses, mais il est incapable de gérer son argent, n’ayant aucune maîtrise des réalités matérielles et du présent. Elle —la mère— ne savait pas encore que, pour Jacques, cette vie était la seule qu'il aimait vraiment, celle où le présent n'avait aucune importance. Seul comptait le futur, l'utopie sans cesse réinventée, sans cesse prévisible. Étrangement, nous étions toutes les trois au centre de cette utopie. Nous en étions à la fois le cœur et le prétexte. Que penser et comment réagir face à cet homme qui débarque peu avant Noël et tel un fou, achète un grand nombre de meubles chez un antiquaire—dont un bonheur-du-jour —(tout un programme !), faisant totalement fi de l’état précaire de ses finances ? il veut être le porteur de bonheur mais il plonge sa famille dans les tourments des dettes. Il ne s’arrête pas là, car par amour pour Irène qui aime comme lui la musique, il fait livrer sans prévenir un magnifique piano. Car Jacques a une affection infinie pour ses belles-filles, il leur donne des ailes : Nous avions inventé avec un autre quelque chose de plus amusant, de plus excitant qu’une famille. Nous avions en commun avec Jacques, la phobie de la routine, le goût de vivre des moments étranges, comme nos conversations nocturnes. Il a une relation particulière avec Anna. Celle-ci raconte Je lui tenais compagnie, soir après soir. Je n’aurais pas supporter de rester dans ma chambre, sachant qu’il allait se réveiller dans le salon vide et commencer ses errances nocturnes . Nous avions toujours été les deux couche-tard de la maison. En même temps, Jacques pèse sur leurs vies— sa présence nous faisait l’effet d’une main de fer posée sur nos journées. Et quand il n’était pas là, il pesait sur notre vie d’une autre façon. Cependant, les deux sœurs trouvent leur force de résistance. Quand elles se retrouvent seules après le départ de leur mère pour rejoindre Jacques en Côte d’Ivoire, elles éprouvent l’étrange sentiment que nous formions un tout, une sorte de Trinité, décidant du sort de Jacques. Il avait beau imprimer sur nos vies, le chaos de ses décisions, nous nous sentions, d’une certaine manière, toutes puissantes, et peut-être l’étions-nous. L’autrice montre les difficultés à maintenir l’équilibre incertain d’une vie familiale confrontée à la précarité, à l’insécurité, aux assauts des huissiers, aux fantasmes du père, à son emprise sur la famille ; cette famille qui oscille entre la fascination et la répulsion, l’envie—ou est-ce le besoin ?—de croire au bonheur et la constatation de la triste réalité, la peur qui rôde et le désir de s’en sortir. Un sentiment ambivalent habite Anna ; elle balance entre la tendresse pour les moments joyeux et fantasques et l’inquiétude devant l’inconscience du beau-père, qui vit dans la démesure, qui est un perdant qui se voit gagnant. Quand Jacques est mort, sûrement ai-je éprouvé de la culpabilité… Mais ce n’est pas la culpabilité qui me fait écrire aujourd’hui, je crois. En tous cas pas celle-ci. Plutôt la culpabilité de l’avoir d’une certaine manière, abandonné, de ne pas lui avoir rendu justice, ou d’être restée du côté de ce qui était raisonnable, tandis qu’il ne vivait, lui, que dans la démesure. Anna est tiraillée entre la loyauté envers sa mère qui souffre et sa fascination pour Jacques. Ça va aller, c’était la seule phrase qui me venait à l’esprit, et je savais que je ne devais pas la prononcer. Prononcer cette phrase, c’était me débarrasser d’elle et de toute cette poisse, cette situation à laquelle je ne parvenais pas à m’intéresser vraiment et dont je ne mesurais pas la gravité. Comme Irène, au fond, j’étais secrètement soulagée que les meubles restent. Je me préoccupais de la réaction de Jacques. Revendre ces meubles, c’était le trahir. Pourtant c’était bien lui qui avait trahi ma mère en les achetant à crédit. Pourquoi est-ce que je n’en voulais pas à Jacques ? Pourquoi est-ce que j’attachais plus d’importance à sa déception, si les meubles étaient revendus, qu’au désespoir de ma mère devant le gouffre de leurs dettes ? L’écriture de Florence Seyvos est tout en nuances, en délicatesse, pour évoquer la fragilité mais aussi la force de la jeunesse, pour évoquer la musique de la mélancolie du temps passé. La musique est présente dans le livre ; on chante des chansons allemandes (seraient-elle nazies ?) mais aussi Bella Ciao , (c’est réconfortant !) ; on y écoute The Needle and the Damage Done de Neil Young. Florence Seyvos, tout en soulignant l’ambiguïté des sentiments, (on ne sait pas, tout comme Anna, si on doit retenir la face attachante du beau-père ou sa face toxique), réussit avec grand bonheur une peinture fine et subtile des complexités des relations humaines. Un perdant magnifique Florence Seyvos Éditions de l’Olivier (2025)
par Yves Izard 15 avril 2025
C’est l’histoire d'une famille qui court après sa grand-mère qui a quitté ses deux enfants pour le bout du monde dans les années 1960. Une si longue absence ponctuée de très rares nouvelles qui a traumatisé sa fille. Quand Arcélie rentre seule à Paris une quarantaine d’années plus tard, ce sont ses trois petites-filles qui iront à la rencontre de leur grand-mère pour comprendre son destin si troublant. C’est leur mère qui les envoie, car Ève refuse de parler à Arcélie, c’est pour elle un fantôme qui la hante depuis la mort de son mari, quand elle l’a abandonné avec son frère Maurice. Et le jour où les trois filles arrivent devant son immeuble, rue des Pyrénées, les pompiers avec leur grande échelle leur interdisent l’accès aux étages. Ainsi débute, comme un thriller, cette recherche du temps perdu qui est bien plus qu'un secret de famille. C'est Carole qui nous donne les premiers éléments : Veuve à 33 ans, Arcélie s'est occupée de ses deux enfants, avant de disparaître à l’étranger. Son mari Aurélien, notaire à Lyon, lui avait laissé une bonne fortune, de quoi entreprendre des séjour humanitaires dans des pays lointains, jusqu’à ne plus revenir et de n’envoyer que quelques photos et messages succincts. J'y vois là, écrit Carole, le parcours d'une grande bourgeoise qui, après avoir élevé ses enfants se lance dans l’action caritative. Avec, cependant, plus d'engagement que d'autres, plus de distance aussi avec sa propre famille. Cependant, ce fut longtemps pour ses petites-filles, une grand-mère mythique au milieu de plantes exotiques . Sauf que pour leur mère Ève, le ressentiment est irrémédiable, surtout quand dix ans après son départ, Arcélie envoie une photo d’elle avec un homme et une fillette, leur enfant Anaïs. Éve explose « j’en ai rien à foutre du bonheur de ma mère » . Pour elle cette petite Anaïs , c'est une sœur du même âge que sa fille, la dernière, Nina. Nina l’originale, l'imprévisible, qui ressemble tellement à sa grand-mère, qui porte l’héritage d’Arcélie ! Mais cette réalité, on la découvre à travers le journal intime d’Arcélie que Carole a trouvé et nous livre dans de longs chapitres du roman, alors que ces secrets de famille étaient en partie connus de sa sœur aînée Élyse; Cachottière, et entretenant une complicité avec notre mère, elle ne voulait pas les partager avec nous… Tout aujourd’hui est réuni pour le drame de famille, déclenché par ces visites à la grand-mère revenue. Avec ces questions qui surgissent chez Carole : Parfois je me suis demandée s’il n'aurait pas eu une double vie, la bas à la radio… que nous étions nous un simple point d'encrage. Papa, atone au quotidien, lui qui a une voix si forte quand il cause dans le poste…? je ne le connais pas vraiment… d'ailleurs moi-même est-ce que je connais bien David avec qui je vis ? Ce destin d’Arcélie, est-il comme une transgression inacceptable dans cette famille bourgeoise, qui se questionne sur ses propres choix, qui se contente de sa vie peinard, moi j’ai l'impression d’avoir surfé sur ma vie sans félicité ni cauchemar, sans jouissance ni larmes de feu, ça me désole et ça me convient . Tout le contraire de Nina qui a tenté les montagnes d'Afghanistan, avec assez de désinvolture pour se retrouver enceinte et se demander si elle doit avorter. Et surtout d’en parler à Arcélie ! Qui vient de leur proposer une séance de spiritisme, qu'elle avait découvert après le décès d'Anaïs ! Avant d’argumenter : Comme Victor Hugo ! La passion d’Arcélie Cécile Gouy-Gilbert Éditions Complicité (2025)
par Marie-Ange Hoffmann 5 avril 2025
Une fois n’est pas coutume de citer l’autrice elle-même, expliquant son projet d’écriture avec ce roman : « Il y a longtemps, j’ai écrit un livre sur Horace parce que sa poésie me parlait intimement. L’écrivant, j’ai éprouvé la force mentale qu’exerce sur moi l’antiquité. Le passé est-il vraiment du passé ? Ne subsiste-t-il pas, à portée de main, invisible mais toujours agissant ? Peut-on y percevoir une lumière pour éclairer aujourd’hui ? Suis-je une femme du passé ou du présent ? Le personnage de Mécène—ami de l’empereur Auguste et protecteur des poètes—s’est présenté à moi comme une magnifique silhouette pour donner forme à ce questionnement. Ce livre n’est pas une biographie historique, ni un exposé sur le mécénat. C’est un roman. Je me suis emparée des informations que les auteurs grecs et latins nous ont transmises pour déployer l’histoire d’un homme vivant à une période de bouleversements violents, témoin et acteur du passage de la République à l’Empire, habité par l’amour de l’art et le désir de voir arriver la paix. Un homme à la fois tourmenté et puissant. Le roman est aussi le témoin de ma quête, de l’effervescence joyeuse qu’elle a provoquée en moi et de mon désir profond de faire connaître et aimer l’histoire romaine, et surtout sa littérature. » Le lecteur ne peut que constater la véracité de ces propos et se laisser emporter dans le tourbillon de l’histoire. D’aucuns seraient étonnés d’apprendre que le nom de mécène vient de Caius Cilnius Maecenas, chevalier d’origine étrusque, poète, dandy, ami d’Octave, qu’il accompagna dans son ascension au pouvoir suprême d’empereur Auguste au 1er siècle avant J.-C. Pascale Roze compose très minutieusement le portrait d’un homme aux multiples et remarquables facettes : une éducation très poussée lui ouvre les portes du monde grec et latin, les langues, la philosophie, la poésie, les arts. Il adopte la vision épicurienne de vivre. Superbement vêtu, une bague à chaque doigt, le chevalier campagnard s’occupe de son immense domaine, supervisant les cultures, en particulier sa vigne. Il s’émerveille des mosaïques et diverses sculptures étrusques qui ornent son palais. Mais une fois devenu l’ami d’Octave, futur empereur Auguste, il doit se mêler de politique et agir, lui qui refuse toute forme de violence. Par ses talents de conciliateur, il réussit à préparer le chemin épineux de l’accession au pouvoir impérial du jeune Octave, déjouant les intrigues et adoucissant les conflits que se livrent Octave, Marc-Antoine et Pompée. Cependant, Mécène ne délaisse pas ses activités artistiques ; il prend sous sa protection les poètes Virgile, Horace et Properce. L’autrice met en scène leur relation avec infiniment de respect et de curiosité. Elle raconte les recitationes , ces lectures poétiques publiques accompagnées de musique et de danse que Mécène organise avec faste dans son palais. On y fait la connaissance de sa femme, pratiquant l’art du chant et de la danse, traductrice de la poète Sappho, et nous suivons, non sans un certain humour, le déroulement tortueux de leur vie de couple. Un des nombreux aspects intéressants de ce récit réside dans la manière dont l’autrice décrit ce monde de l’Antiquité qui lui est cher, le passage de la République à l’Empire, la violence d’un côté à laquelle répond de l’autre, la beauté de la poésie. Munie de connaissances historiques et littéraires très poussées, Pascale Roze dépasse la réécriture de l’Antiquité en s’impliquant elle-même dans le récit. Elle y mène sa propre quête—elle lit les manuscrits, elle voyage, elle convoque des auteurs contemporains comme Pascal Quignard qu’elle connaît personnellement et respecte infiniment—vers une réponse au questionnement : le passé éclaire-t-il le présent et comment ? « La seule contrainte de mon texte, c’est moi, aujourd’hui, comme Yourcenar est la seule contrainte de son roman des Mémoires d’Hadrien. Ni Hadrien, ni l’Empire romain, mais Yourcenar. On s’en rend compte une fois que du temps a passé. De même que les textes de Pascal Quignard et de même ceux de Paul Veyne et des historiens. Toutes ces œuvres sont des lanternes magiques faisant surgir de l’ombre des formes imaginaires. » Le roman de Mécène Pascale Roze Éditions Stock (2025)
par Marie-Ange Hoffmann 29 mars 2025
Istanbul est une ville qui s’épouse et qui vous épouse , écrit Mahir Guven au tout début de son récit, et il poursuit, Il faut croire qu’Istanbul est une histoire d’amour . Ce livre est effectivement une histoire d’amour entre l’auteur—Mahir Guven, écrivain français d’origine turque—et cette ville, Istanbul, qu’il connaît parfaitement pour y être allé tant de fois depuis 25 ans. Il y rencontre des membres de sa famille et de nombreux amis. L’éditeur nous annonce un guide à dévorer comme un roman et, en effet, le lecteur ne sera pas déçu, gagné par l’enthousiasme débordant de vivacité et de tendresse qui habite l’auteur pour cette ville, son histoire millénaire, sa géographie exceptionnelle irriguée par les eaux du Bosphore, ses habitants et ses traditions multiples. À coups d’évocations de son histoire familiale—une famille d’origine populaire et paysanne, appartenant à la minorité religieuse des alévis—il nous présente la ville, nous emmène en balades dans les quartiers de l’ancienne cité et de la nouvelle. Istanbul—trois fois capitale d’empires—est une ville régie par la dualité, brute et douce, chaude et froide, de terre et de mer, une ville d’Orient et d’Europe, très riche et très pauvre, historique, antique et ultramoderne à la fois . Nous découvrons avec lui les transformations mouvementées et inéluctables qui marquent l’histoire de cette ville. Comment comprendre cette ville et ce pays si riches, cette Turquie construite sur les ruines d’un empire multiethnique et pluricentenaire… Née dans le sang en niant la vie et le droit à l’existence d’une partie de ses enfants ? Mahir Guven questionne l’Histoire, Byzance, Constantinople et maintenant Istanbul, ville hantée par un passé glorieux et une modernité incertaine, où il constate que le temps ralentit, l’Istanbul d’hier s’accroche au présent . Voici donc un portrait en forme d’hommage à cette ville et ses habitants, dont l’auteur dépeint les traditions, parfois avec humour, toujours avec tendresse ; qu’il s’agisse de la vie trépidante et bruyante, de la propension des humains à converser— Si vous préférez le silence et fuir la conversation, oubliez Istanbul ! —de la propension à l’humour— on n’hésite pas à parler avec métaphores et blagues —à la débrouille— c’est Robin des Bois qui fume le narguilé, ou comment carotter les bien lotis et l’État, sans se prendre la tête —aux arts de la table, avec lesquels on ne rigole pas et qui possèdent leurs rituels. Évoquer Istanbul, c’est enfin évoquer le Bosphore : Ce n’est pas un fleuve, c’est un détroit. Le passage entre la mer Noire et la Méditerranée. C’est notre prière quotidienne, ce qui nous apaise, donne un rythme à notre vie, et nous rappelle qu’il n’y a pas de terre sans eau, pas de poètes, pas de musiciens, pas de cerisiers et aucune tulipe, sans le Bosphore. À la fin du livre sont proposés 5 itinéraires de visite et une infographie insolite. Merci à Mahir Guven pour ce beau voyage et aux éditions L’arbre qui marche et sa collection Premier voyage, pour voir plus et voyager mieux . Istanbul Mahir Guven Éditions L'arbre qui marche (2025)
par Yves Izard 28 mars 2025
Nous plongeons d’emblée dans ce corps vivant où Adrian avait immédiatement compris qu’elle se trouvait là dans son élément. Cent fois elle avait rêvé qu’elle était dans un sous-marin . Depuis sa première mission elle naviguait sur le HMS Thetys l’un des quatre sous-marins porteurs de missiles nucléaires dont était dotée la Royal Navy . Adrian Ramsay est « oreille d’or », chargée d’écouter et d'identifier les bruits des profondeurs. C’était le seul endroit où elle parvenait à contenir son surcroît d’énergie. C’était d'abord l’aspect technologique qui l’avait enthousiasmée car elle n’avait pas eu d’emblée l’idée de servir la dissuasion nucléaire . Mais elle avait rapidement pris conscience de la complexité du concept, tout à la fois follement brillant et d’une terrifiante ambiguïté. Il s’agissait de protéger une civilisation… Il fallait donc y croire quand bien même on ne partageait pas les couleurs du pouvoir en place . Avec ce roman, Emmanuelle Favier vise dans le mille avec le retour d’une problématique d’une actualité brûlante. Tout en prenant quelques libertés qui sont l’apanage du romancier, elle réussit avec son héroïne à impliquer le lecteur dans les impensés à bord . Ainsi le lancement simulé d'un missile atomique qui n’était pas annoncé comme un exercice , et qui en se répétant plusieurs fois par patrouille , constituait un entraînement technique et intellectuel permettant à chacun de mettre en perspective pourquoi il était là , sans l’écraser sous le poids des conséquences de ce a quoi il œuvrait . En dehors de ces exercices particuliers, ce qui troublait Adrian c’était la présence de ce qui respirait invisible de l’autre côté de la coque, l’œil glauque du requin ; Elle éprouvait les ondes molles des méduses, elle sentait le pouls immense de l’océan comme une nostalgie de brève expérience de plongée sous-marine , où elle avait découvert, à seize ans, cet abandon aux profondeurs et le plaisir psychotrope qui avait quelque chose d’effrayant dont il fallait se méfier . Si l’essentiel de ce qu’elle écoutait lui permettait juste une analyse militaire, à bord du sous-marin condamné à un mouvement perpétuel pour refroidir le cœur nucléaire comme le requin doit nager pour survivre , Il n'en découlait pourtant aucune indignation quant au sort des cétacés désorientés par les sonars et qui s’échouent pour mourir asphyxiés sur les grèves. Jusqu’au jour où elle reconnaît le chant d'une baleine bleu … qui la renvoie vers Moby Dick et son père Ian comme une vague d’anxiété. La baleine, qui suit désormais le sous-marin, c’est aussi le miroir du bateau comme sa version vivante et pure, comme les mâles qui déversent des litres de sperme pour attirer la femelle. Un lien archaïque à travers lequel resurgissent en rêves torrides les pulsions sexuelles qu’elle tentait de dissimuler sur ce sous-marin où la femme était encore considérée comme une anomalie. Tout va basculer après quatre mois de mer, avec la mi-patrouille, le retour à terre qu’Adrian appréhendait toujours un peu . Avec l’annonce de la mauvaise nouvelle qui n’avait pas franchi le filtre des familigrammes, ces messages de quarante mots , que recevaient les marins chaque semaine, et qui excluaient ce qui pouvait menacer l’équilibre de l’équipage, comme l’annonce d'un décès . C'est ainsi que l’État-major lui annonça à son arrivée que son père Ian est décédé pendant la patrouille ! Le monde avait basculé sur son axe . Elle part aussitôt pour cinq heures de route vers le cimetière de son village. Il pleuvait. Enfin le ciel se conformait à son chagrin . Mais comme elle retrouve son chien sur la plage où son Père Ian s'est noyé, elle pense au suicide et culpabilise car en refusant qu’il continue à lui écrire elle avait manqué ses derniers moments . Comme elle s’enfonce dans sa mélancolie , elle finit par décrocher une courte mission plus diplomatique auprès des forces françaises en Bretagne… Une escapade qui va bouleverser sa vie. Et le roman va prendre une toute autre tournure. À terre, Adrian Ramsay avait jusqu’alors réussi à canaliser son énergie en choisissant des amants de passage dans l’obscurité des pubs , et quand elle avait la faiblesse de les ramener chez elle, ils étaient renvoyés sitôt leur mission accomplie. Elle s’était fermée à l'amour … et au désir d’enfant, au prétexte de sa carrière . Cette nuit à Brest va contre toute attente la précipiter dans ses habitudes oubliées des aventures nocturnes dans les bars à marins. Sauf que cette fois se donner au premier venu allait changer son destin. Le talent d’Emmanuelle Favier tient aussi dans la construction de l’intrigue où le lecteur connaît déjà depuis plusieurs chapitres, comme si une autre histoire était enchâssée dans le roman, les deux hommes qui vont bouleverser la vie d'Adrian. Arthur, le plongeur scientifique, et photographe traumatisé, et Abel l’aveugle pervers narcissique qui va séduire Adrian dans une histoire dont elle dira ce n’était pas de l’amour. C’était beaucoup plus violent que de l’amour . Une ultime mission militaire ne changera rien à l’affaire d’autant qu’elle fut abrégée suite à une violente bagarre entre marins, et comme si une malédiction poursuivait Adrian, sonna la fin de sa carrière. L’issue fut qu’à peine débarquée en Écosse, elle repartit pour retrouver Abel accompagné par Arthur en Catalogne. Il avait parlé de voir la tombe du poète Antonio Machado, à Collioure et surtout d’aller chez lui, au petit village de Colera, d’où il serait originaire. Pouvait-elle imaginer ce Noël d’une tristesse infinie où l’on comprend enfin cette énigmatique prose poétique comme un prologue au roman que l’on retrouve comme un épilogue, où tout finit sur cette plage dans le délire d'un spectre amoureux qu’on identifie sans peine. Écouter les eaux vives Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2025)
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