“Pays perdu” et “La première pierre” de Pierre Jourde
Pays perdu et La première pierre sont comme le deux faces d’une même pièce. Le premier roman raconte la rudesse de la vie dans un hameau lointain dont Pierre Jourde est originaire. Le second, La première pierre, retrace la violence et la tentative de lynchage de l'auteur et de sa famille, suite à la parution de Pays perdu. Il propose en même temps une analyse extrêmement lucide et pertinente des causes de ces événements qui ont défrayé la chronique après la parution du livre en 2003.
On pourrait presque dire que Pays perdu commence bien longtemps après La première pierre, lorsque deux frères prennent un soir d’hiver la route pour rejoindre ce village de leur enfance pour y régler un héritage. Ce hameau oublié du temps, la famille s’y rendait chaque été comme un rituel avec un long voyage qui se terminait par une route en lacets. Dernier virage avant d'arriver. Mon frère arrête la voiture. On est presque au plus haut du pays. Sur les dômes éloignés, la lumière qui s'attarde a l’air d’étaler des peaux de bêtes… L’ai-je jamais eu, ce pays perdu ? se demande alors le narrateur, dans mon esprit , dans ma mémoire, à chaque heure de mes séjours là-bas je le soutiens en moi comme on aide à marcher un vieux parent dans les corridors d’un hospice, espérant qu’il demeure encore en lui un peu de lui-même. Le style de Pierre Jourde est une prose poétique qui plonge dans l’essentiel. Ces portraits sont d’une concision et d’une humanité redoutable. Et quand il débarque chez les parents de Lucie morte juste avant leur arrivée, ils note la lumière aujourd'hui à reculé loin dans les prunelles vertes de François.
Mais il a aussi décrit ces visages sculptés par l’alcool, ces corps fabriqués par lui ou démembrés par lui. Il stupéfie les faces, cogne les épouses, ruine les exploitations, déforme les membres, ourdit les accidents. Ceux qui lui ont vendu leur âme ne sont plus que l’alcool. Il y a les pages inoubliables sur les bouses de vaches si bien que lorsque le livre arrive dans ce coin perdu la plupart des habitants le prennent comme une offense sauf quelques-uns comme François, pour qui la vache est un moyen d'existence et un plaisir esthétique. François est un artiste, et parvient à maintenir le goût du beau. Il sait que l'amour du vieux n'est pas un luxe citadin. Mais alors. Qu’est ce qui choquait dans le livre écrit par quelqu'un ni tout a fait d’ici, ni tout à fait étranger au point de passer à l’action la plus violente quand l’écrivain est revenu l’été avec sa famille ?
Ce sont ces instants d’une grande tension que raconte La première pierre, comme un thriller suivi du procès livrant Pierre Jourde à la meute des journalistes. Mais surtout ce questionnement, cette analyse qui va bien au-delà d’une maladresse d’écriture, de la confrontation de Paris et de Là-haut, le pays perdu .Non, en écrivant quelque chose avait été réveillé, exhumé, comme si on avait touché aux morts, on avait enfreint les lois les plus sacrées un secret de famille que tout le monde savait sauf toi pendant très longtemps. Mais quand tu as écrit comment ta grand-mère avait voulu garder secrète l’origine de ton père, tu as brisé le tabou, et cela touche toute la communauté de ce hameau où tout le monde se croise tous les jours. Pour préserver l'intimité, le secret s'avère une nécessité quitte pour à pratiquer la fiction du secret. Le livre témoignait de cette contradiction, il lui fallait le secret et la révélation. C’est une hypothèse, et une réflexion sur la puissance de la littérature et ses limites. Malgré ses pages admirables… Il reste le sang d'un gamin entre nous.
Pays perdu
Éditions L'esprit des péninsules (2003)
La première pierre
Éditions Gallimard (2013)
Pierre Jourde









