“La vie intense” de Zoé Valdés
L’exil est un sujet de littérature complexe, puisque viscéralement lié à l’identité — qui l’a déterminée — et à la mémoire, souvent sélective. Ainsi Zoé Valdès engage-t-elle son autobiographie, construite sur des chapitres courts — parfois simples aphorismes — sur le lien qui la reliera (toujours) à Cuba — une île reliée, dans l’imaginaire occidental aux idéaux marxistes et à l’acoquinerie de certains intellectuels en goguette (les Kubanoïdes). Cuba, el largo lagarto verde, rebaptisée l’Enfiévrée Cacania — des Émirats Insulaires Trouduc de l’Asservie — c’est pour nous, bientôt, 65 ans d’une révolution castriste, initialement populaire mais ayant engendré une dictature sanguinaire et absolue (depuis que Kennedy a abandonné et trahi les Cubains, selon l’auteur), pour elle la nostalgie de son solar d’enfance et de sa mami, son adolescence dans cette île de merde et la damnation des exilés — depuis 95 — celle de l’étranger à soi-même. Étrangère ailleurs comme dans son propre pays, Zoé, qui refait le crépi des murs de sa cousine avec ses droits d’auteur, depuis 30 ans ; qui raconte comment, dans le monde des idées, on se construit avec son origine, même quand on l’a fuie.
Dans des fragments vifs, à l’écriture réinventée — au sens propre, avec un sens du quolibet assez jubilatoire — ponctuée des récurrents Baste ! ou Trouduc, elle remonte le cours de ceux qui l’ont créée comme écrivain — Pourquoi écrivez-vous ? a-t-on un jour demandé à Beckett. — Parce que je ne suis bon qu’à ça, a-t-il répondu — Proust et Céline, mais aussi Whitman (George, pas Walt), Modiano, Céspedes, Moriava, même si sa rencontre avec ce dernier lui laissera le goût amer de sa main sur ses fesses. Elle ravive Faulkner, aussi, Voltaire — pour son article contre le fanatisme — ou Garcia-Márquez.
Ne revendique aucun style littéraire, sinon écrire ce qu’elle veut. Elle rappelle que Dieu — la poésie — a mis sur sa route les trois femmes de sa vie (sa grand-mère, sa mère et sa tante), qui l’ont poussée à tenir son journal, enfant, à étudier et à lire — Ah, ma fille, quel malheur d’être intelligente comme tu es alors que les gens sont si bêtes — à se reconnaître dans la poésie (nationale) de José Martí sans être dupe de sa récupération. Elle cite Nicolas Guillén, Reinaldo Arena, Rolando Morelli et même l’icône musicale Celia Cruz, tous considérés, un jour, comme traîtres à la Nation par la Castagnette antillaise, vante son amour des pingúos, ces couillus dépossédés de leur Révolution, qui aura fait pléthore de morts. Elle cite la catharsis d’Aristote dans ses deux acceptions : la purgation et la purification. Fustige — euphémisme — la dictature de la gauche et les derniers nostalgiques du régime (et ses répliques, au Vénézuéla, notamment) ceux qui refusent, dans les salons, de le condamner ou les blogueuses d’aujourd’hui qui en donnent une version édulcorée ; Assayas qui en fait un navet au cinéma ; Leonardo Paduro, l’imbu d’impudeur, qui l’accuse de s’être fabriqué un personnage de martyre. La réplique (qui n’est pas une réponse) est sèche, sans concessions : celui qui se cache derrière celui qu’il n’est pas.
À Cuba, écrit-elle, c’est à 7 ans que s’achève l’enfance — et le droit d’avoir du lait de vache sur son carnet de rationnement. Ou celui d’avoir une culotte neuve, comme luxe ultime. Depuis 30 ans qu’elle est partie — l’exil m’a appris la liberté, souffle-t-elle — celle qui dit ne pas écrire pour qu’on l’aime mais sait que l’amour est le thème central de toute œuvre, celle qui ne jure que par la correspondance de Vincent Van Gogh et son frère Théo, ou les notes de Rodin — j’ai appris à aimer l’art en le vivant — dresse un réquisitoire à contre-cœur, le lot de ceux à qui on a fait croire qu’ils ne pouvaient pas parler d’un pays en l’ayant quitté. L’énorme paradoxe cubain et l’attraction de son histoire : passé à la question pendant 6h (je les ai regardées) par Ignacio Ramonet, Castro lui-même s’est toujours défendu d’avoir mené une politique contre son peuple, à grands renforts — c’est très latino — de tapotements sur l’épaule de son interlocuteur. La conviction et la menace, les deux pans d’un même bilan.
La vie intense
Zoé Valdés
Éditions La Part Commune (2022)









