“Matlosa” de Daniel Maggetti
Nos romans familiaux sont des morceaux de gruyère, ils sont percés de trous.
Il en est de même pour Daniel Maggetti qui en tant que citoyen suisse se sentira plus directement concerné par la métaphore.
Mais laissons là les plaisanteries faciles. Ce récit n’a rien de drôle. Ni de grave, d'ailleurs.
Je dirai plutôt, tendre et profond. Et juste.
Et, disons-le... honnête.
Oui, car l’auteur se refuse à toute tentation de combler les vides en laissant aller complaisamment sa fantaisie comme c’est le cas chez nombre de nos écrivaillons. Lui enquête et suppose. Il nous fait part de ses doutes, de ses non-réponses, de ses blancs. Il se retient d’admirer ou de blâmer ses personnages dont le parcours n’est connu que sporadiquement. Ce serait tentant, pourtant. Mais il se retient et cette discrétion l’honore car elle crée une empathie. Elle nous rend complices de ses pérégrinations dans le passé, dans l’Histoire à hauteur d’homme. Cette façon de susciter una avvicinanza—un rapprochement—avec l’auteur est l’un des points forts de son écriture.
Je viens d’utiliser un terme en langue italienne et ce n’est pas un hasard. L’investigation que mène Maggetti sur la vie de ses ancêtres tout au long du vingtième siècle a pour cadre la région de Brescia dans les préalpes italiennes, puis le Tessin en suisse italienne. L’exil est le thème central du récit. Forcément, ai-je envie d’ajouter, parce que l’exil a pénétré la chair de l’Italie. En tant que fils d’exilé, Maggetti en porte les marques, floues, indélébiles et sans doute obsédantes. Il a besoin de fouiller, de puiser dans les traces qu’il en a. Traces aussi précieuses qu’éparses.
L’exil et ses corollaires. L’identité, sa perte et sa quête. La honte, le replis, ou alors la fierté qui fait fuir, qui fait qu’on se relève, qui fait que l’on choisit. L’exilé est poussé par des choix, décisifs, cruels. Ou alors, au contraire—et c’est souvent—il ne sait plus choisir. Et il oublie. Son passé, oui, il l’oublie. Parfois même sa langue. Là ou il vit, il emprunte de nouveaux codes culturels, il s’y efforce. Pour se conformer, pour s’adapter, pour être assimilé. Et pour tenter de faire oublier qu’il est Matlosa, terme dialectal qualifiant toute personne dont on ignore la provenance. Cet effort est tel qu’il se force lui-même à l’oubli. Se faire croire que l’on oublie... l’injonction est cruelle, terrible. Mais elle est à la fois tragique et admirable, car tel est le gage de notre survie. La nôtre et celle de ceux que nous devons nourrir pour qu’ils vivent et grandissent dans cet ailleurs.
La condition de Matlosa était une page blanche a remplir écrit Maggetti.
Matlosa, sans feu ni lieu.
Matlosa, considération réservée bien entendu au peuple autochtone ou, autrement dit, aux imbéciles heureux qui sont nés quelque part, en empruntant la formule au grand Georges. Néanmoins, Maggetti n’en fait pas des « méchants ». Il en tisse les portraits comme il le fait pour tous les personnages. Avec justesse et respect, on sent qu’il cherche à comprendre chacun d’eux et nous invite implicitement à le suivre. Ce que l’on fait aisément, portés par un style à la fois simple, précis et gracieux.
Le Matlosa s’adapte, donc. Ou pas. Il fait comme il peut.
Cecchino, lui—grand-père de l’auteur, personnage central du récit et charbonnier de son état—répétait sans cesse à la cantonade que sa patrie, c’était où il suspendait son chaudron à polenta. Philosophie pragmatique qui entre autres avantages a celui de regarder vers l’avant et de freiner les affres de la nostalgie. L’auteur, lui, regarde vers le passé, mais dans un autre but que l’on peut soupçonner. N’est-il pas légitime et nécessaire, en effet, de vouloir mettre de l’ordre dans notre passé pour donner du sens à notre présent ? Mais, surtout, il semble évident qu’en écrivant ce livre l’auteur trouve un équilibre dans cette identité plurielle nourrie de peuples, de territoires et de langages différents. En leur redonnant vie, il s’en abreuve. On peux comprendre ce besoin d’appartenir, de se relier à un passé dont on perçoit étrangement l’écho, tel un frisson.
Maggetti insiste aussi sur les hasards, ces petits rien qui aiguillent nos vies et qui font ce que nous sommes. Ce que nous, les descendants ne serions pas devenus si telle rencontre n'avait pas eu lieu, si certains chemins—ou certains regards—ne s’étaient pas croisés, si telle décision n’avait pas été prise. Ces hasards qui n’en sont pas.
Ce livre constitue enfin une trace précieuse et un bel hommage, disons-le, à une civilisation aujourd’hui disparue. Celle des gens de peu dans les régions rurales du nord de l’Italie. Ces gens de peu qui faisaient beaucoup avec peu, ce peu pouvant suffire à faire leur bonheur. Ces mêmes gens qui parfois quittaient leur terre ancestrale par nécessité ou poussés par le rêve d’un mieux vivre, faisant pour cela le sacrifice de leur appartenance à la souche de laquelle ils étaient nés.
Lorsque j’ai quitté le village, j'ai remarqué, à côté de l’arrêt de la corriera, un buisson de chicorée en fleur ; ses corolles d’un bleu lavande incomparable tremblaient comme les étoiles d’une constellation au dessin incertain, dont chaque coup de vent modifiait l’arrangement. J’ai pensé que cette plante à la fois généreuse et fragile était à l’image de la famille de mon grand-père, dont le rhizome enfoui dans ce point précis de la surface terrestre n’était plus visible pour personne, et dont les inflorescences, aux liens aussi ténus que changeants, s’épanouissaient séparément, à des hauteurs inégales, et sous des cieux différents. La sève commune, comme le sang qu’on dit partagé, ne signifie pas grand-chose et ne garantit rien, dès lors que la racine et ses ramifications obscures ont été oubliées.
Matlosa
Daniel Maggetti
Éditons Zoé (2023)









