par Laurent Cachard
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18 juin 2025
Autour du monde , paru en 2014, a reçu le Prix Amerigo-Vespucci, décerné au festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges , qui récompense des ouvrages portant sur le thème de l'aventure et du voyage. Ça tombe bien, parce que le 10 e roman de Laurent Mauvignier porte parfaitement son titre, et s’appuie sur un événement majeur de l’histoire de la géographie (et ses corollaires), le tsunami du 11 mars 2011 au Japon, un séisme de magnitude 9,1 survenu dans les profondeurs de l'océan Pacifique, qui déclencha une vague meurtrière qui fit 20 000 morts et laissa derrière elle un demi-million de personnes sans-abris. C’est d’abord via Guillermo, un Mexicain en visite au Japon—un départ subit, comme il les aime—qu’on va assister, sur place, à la genèse de la catastrophe : il est avec Yûko, rencontrée depuis peu, ils forment depuis 72h un couple bukowskien à base d’alcool, de drogues, de sexe sauvage et de bagarres, ils partent sur un coup de tête pour le sud du pays—elle l’invite sans vraiment lui demander de venir, simplement en ne lui interdisant pas de le faire —il est tout à ses pensées sur le corps tatoué de la jeune fille— à l’énergie d’une bête marine et secrète —quand ça arrive lentement, un frissonnement . Deux minutes de tremblement avant la vague. Sur la première phase, Yûko sait ce qu’il faut faire : on l’a appris à l’école . Guillermo, lui, doit sa vie—ironie—au séisme de Mexico, en 1985, mais dans sa stupéfaction, il ira là où il ne fallait surtout pas aller ; Yûko n’a pas la force de le prévenir, elle sait au fond d’elle-même que des milliers de gens vont mourir ici . On ne trouvera trace d’elle que dans les autres récits dans le récit, enchâssés ; Mauvignier, c’est sa marque de fabrique, passe d’une histoire à une autre au sein d’une même phrase ; c’est Frantz, qu’on retrouve en croisière, à bord de l’OdysseeA, en pleine Mer du Nord. Il est seul à bord, ne s’accommode pas de la compagnie des autres, surtout ceux qui, comme lui, ont gagné le voyage— les Heureux Gagnants —au supermarché, comme dans Loin d’eux , tiens. Tout juste ouvre-t-il un œil sur le mystérieux Dimitri Khrenov, parce qu’il trouve sa fille Véra à son goût. C’est par l’information reçue de la catastrophe au Japon que le lien se fait, puisque Dimitri est un sismologue rompu à la tectonique des plaques qui tient conférence (improvisée) dans un salon, s’émerveillant d’ un monstre à 800 km/h devant des croisiéristes qui ne goûtent guère le catastrophisme. Pas moi qui suis responsable s’ils construisent des villes entières là où leurs ancêtres savaient qu’il ne fallait pas le faire , maugrée-t-il. Avant que Frantz, dans le récit, lui sauve la vie puisque, frappé d’Alzheimer, il s’est aventuré quasi-nu sur les pontons, en pleine nuit… On bascule une fois de plus, devant des images des Bahamas et de République Dominicaine, avec l’histoire de Taha et Yasemin, venus d’Istanbul ; Taha est un professeur de sport qui a peur de l’eau— la peur dans tout le corps —mais il la surmontera en compagnie des dauphins. Mauvignier compose un puzzle fait de grandes et de petites pièces, puisqu’on passe sans prévenir à l’aéroport de Tel-Aviv, avec Salma qui arrive le 10 mars—veille de la catastrophe—et se fait arracher son sac par un voleur profitant de la panique liée à un attentat raté, dans l’aéroport. On est dans l’actualité du Printemps arabe , elle vient se confronter, à 46 ans, à l’origine de ses grands-parents, à une histoire familiale faite de secrets et de non-dits. Elle prend un taxi pour Jérusalem, la ville trois fois sacrée, ses six millions d’arbres qui la cernent à la mémoire des six millions de déportés , rencontre Luli, avec qui elle va s’entendre, confronter leur vision du passé qui détermine le présent, elles iront à Yad Vashem, le mémorial des victimes de la Shoah, entre deux monologues intérieurs—son grand-père était-il nazi, est-ce pour ça qu’il s’est retrouvé au Chili, là où sa mère et elle sont nées ?—ou débats enflammés ( comment voulez-vous que sept millions de Juifs entourés par une centaine de millions d’Arabes ne soient pas perpétuellement inquiets ? ) sur ce qui fait les origines et l’identité. Puis on passe à Moscou, dans le froid, avec Syafiq, de Kuala Lumpur, qui regarde à la télé les images du Japon, s’intéresse à cette miraculée sauvée par sa doudoune qui lui a servi de bouée (Yûko). Il veut faire du tourisme, sans conviction, termine chez Mc Donald’s pour bien souligner l’absurde que la mondialisation a créé, retrouve Stas qui prétexte l’accouchement de sa femme pour l’éviter pour, finalement, se noyer dans un épisode de sexe sauvage, qui clôture une histoire d’amour née à Rio—le bracelet brésilien en est témoin—qui ne dépassera pas la nuit. L’énonciation s’accélère, chez Mauvignier, qui écrit au futur simple et use du On pour mieux souligner l’antiphrase puisqu’aucun avenir n’est possible entre eux et que leur union n’est qu’une chimère. On n’en saura pas plus puisque c’est Monsieur Arroyo qui a pris le relais du récit : il est Philippin, préposé aux serviettes dans un hôtel de luxe à Dubaï. Il ne se plaint pas, dans ce décorum où l’eau, le sable, les palmiers ont été construits, il a embarqué , jeune, pour changer de vie, très loin de la misère , il est maintenant à l’ombre de la richesse, c’est déjà , considère-t-il, être presque riche soi-même . Que la Française fortunée, qu’il attirait quand elle était seule, fasse semblant de ne plus le connaître une fois son mari arrivé, n’a aucune espèce d’importance pour lui : de toute façon, Monsieur Arroyo ne pose pas de questions . Coïncidence, on enchaîne avec Dorothée et Denis, des jeunes mariés en partance pour le pays qu’il a fui—mais dans lequel il retournera mourir—les Philippines ; juste le temps, dans l’avion, de percevoir l’envers du décor de l’idylle, les tromperies qu’on n’a pas pardonnées et on débarque dans le cratère du Ngorongoro, en Tanzanie, avec Stephen et Stuart et leurs épouses Jennifer et Maureen, interchangeables dans leur fonction de working girls uper-class australienne. L’Afrique, elles connaissent , mais ça n’empêche pas Stuart de descendre du 4X4, à la grande surprise de tous, pour s’avancer vers les lions, seul avec son appareil photo. Un geste— le luxe de l’adrénaline, l’apparence du danger —qui fera ressortir les vieilles histoires, les coucheries, la rivalité et des secrets plus lourds encore. Il fallait mettre en scène sa supériorité sur le reste de ses concurrents : la photo—les siennes sont toutes ratées—prise par sa femme trônera au-dessus de son bureau, à Sydney. Peter, lui, est noir, mais ne connaît rien à l’Afrique, c’est à Rome qu’on le retrouve, une ville qu’il connaît par cœur, lui, le Londonien, mais c’est la première fois qu’il s’y retrouve au bras d’une jolie jeune fille, Fancy, qu’il a ravie à Owen… son propre fils. Peter veut garder Rome comme sa ville éternelle , il est loin des préoccupations humanitaires de son fils— mon père est un putain de Noir qui méprise tous les Noirs —se heurte psychanalytiquement au Moïse de Michel-Ange (dans le Rione Monti, dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens) quand Fancy, elle, découvre à la télévision, aussi, les ravages d’un séisme d’une magnitude de 8,9, les mêmes images d’une Japonaise miraculée qui fait le lien entre les histoires. Le monde entier est reconstitué autour d’une même articulation, qui l’a secoué. Juan et Paula passe le Golfe d’Aden, en Somalie, quand des pirates attaquent leur catamaran : leur tour du monde s’arrêtera là, parce que le vieux flic en retraite n’a pas voulu s’avouer vaincu. On passe vite à Giorgio et Ernesto, les Italiens, qui se sont liés quand la femme du premier est partie et celle du second est décédée ; ils vivotent, se chamaillent un peu quand le premier convainc le second de partir à la frontière slovène, à Nova Garica, dans le plus grand casino d’Europe ; la veille du départ, les deux sont pris de scrupules et les rôles s’inversent, il est question de la peur de gagner pour l’un, de réhabiliter son image pour l’autre—en aidant son ex-femme à mourir dignement —de Géronimo, le chien, qui s’est échappé, de ce court voyage qu’ils feront quand même avec ceux qui ont payé une misère ce qui va leur coûter une fortune . Alec et Jaycee partent eux pour la Thaïlande avec Samran et Lisbeth : c’est dans ce pays que Jaycee va, petit à petit, se laisser habiter par les esprits , elle, l’Occidentale qui se désole qu’on ne puisse pas parler de ces choses-là chez elle sans passer pour une cinglée . Elle disparait une nuit, et le lecteur remonte l’écheveau de ses failles, de son enfance, de sa maternité, avant de basculer sur une scène d’autostop et de Mc Donald’s, de nouveau, entre Bill et Mojito— un gros lard de Portoricain —destination la Floride ; c’est au comptoir du dîner que les images de CNN leur montrent tout le Nord-Est du Japon rayé en rouge, mais les deux hommes n’y font pas attention ; il y aura l’histoire des deux frères Mitch—l’écrivain qui n’a pas écrit une ligne depuis cinq ans —et Vince, d’un parricide évité de justesse, un conducteur raciste et acariâtre qui n’aime pas Obama, Deanna, la banalité de l’Amérique qui a renoncé , il y a à la télé, dans les brumes de l’explosion de Fukushima, l’idée que le Japon, si lointain, va les emmener ailleurs. Je peux te dire que j’en ai rien à foutre, si tu veux , rétorque Vince. Il y a Disneyland le lendemain pour réconcilier la famille—moins le frère reparti sans un mot—il y a Fumi et ses parents en voyage à Paris, Fumi, qui veut téléphoner à ses grands-parents… au Japon, Autour du monde , c’est l’histoire de tous ces gens qui ne se rencontreront jamais liés par un instant, un seul, celui qui a fait basculer le monde sans que ceux qui n’ont pas été directement touchés lui accordent la moindre importance. C’est l’histoire d’un monde global mais fragmenté, isolé dans chacune des solitudes qu’incarnent la farandole de personnages que décrit Mauvignier, un kaléidoscope de cultures restreint, parfois, au pire de chacune d’entre elles. Quand un événement—un vrai, celui déterminé par son immédiateté, son intensité et son historicité—se déroule dans le monde, chacun se souvient, des années après, ce qu’il faisait à cet instant précis. Laurent Mauvignier s’est une fois de plus servi de ses cercles concentriques narratifs pour se souvenir de ce qui a précédé—juste avant—le 11 mars 2011, ce qui a suivi également : les répliques ne sont pas toujours que sismiques quand le monde a bougé. Laurent Mauvignier sera l’invité du Grand Entretien des Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir). Autour du monde Laurent Mauvignier Les Éditions de Minuit (2014)