“Nietzsche au piano” de Frédéric Pajak
Depuis mes dix-sept ans, Friedrich Nietzsche ne m’a pas quitté. C’est par cette confession que commence le livre et le lecteur veut en savoir plus : Très vite, je compris que je n’avais pas affaire à un philosophe, mais à un artiste, un poète considérable… Dans ses phrases, j’entendais distinctement une authentique musique, piano, cordes, cuivres et percussions. Et l’auteur de continuer : … ses livres sont des symphonies. Nietzsche est musicien avant tout ; la musique ne l’a jamais quitté. Sa vie se lit à livre ouvert dans les quelques partitions qu’il nous a laissées, et qu’il faut entendre pour ce qu’elles sont : des promesses.
À l’âge de quarante ans, Nietzsche confie dans une lettre à son ami Köselitz : La musique est, de loin, la chose la plus précieuse ; je souhaite plus que jamais être musicien.
L’auteur nous engage à suivre le parcours musical de celui qui commence à jouer du piano très jeune — il compose ses premières pièces à l’âge de 14 ans — et qui s’épanouit dans la chorale du petit village de Röcken. La musique est en même temps un refuge contre les contraintes de la société qu’il rejette et une source de renouvellement d’énergie vitale et de plaisir incomparable. Ses improvisations au piano l’exaltent et suscitent — à sa grande satisfaction — l’enthousiasme du public. Ses compositions cependant ne récoltent que des railleries. Elles seront même bafouées par l’impitoyable pianiste et chef d’orchestre Hans von Bulow. Mais que pense-t-il lui-même de sa propre musique ? Il dit de lui-même : De ma musique, je ne sais qu’une chose : elle me permet de maîtriser une humeur qui serait peut-être plus nocive si elle ne s’extériorisait pas. Une humeur soumise à d’éternels tourments entre passions et raisons, débordements et silences, amour et haine.
Nous suivons Nietzsche dans ses combats contre les vulgarités de son siècle, les déceptions humaines et les maux physiques qui le consument. Amour et haine en effet dans sa relation avec Richard Wagner qu’il a tout d’abord idolâtré puis honni avec la même intensité. Après le crime de Parsifal, Wagner n’aurait pas dû mourir à Venise, mais au bagne. Que reproche donc Nietzsche à la musique de Wagner ? C’est d’être viscéralement allemande, ressuscitant les grands mythes germaniques. Et de préciser sa critique virulente : Wagner privilégie l’action à la musique ; sa dramaturgie est totalement théâtrale. Alors que Nietzsche recherche une musique méridionale, méditerranéenne, légère, qu’il trouve avec enthousiasme dans Carmen, l’opéra de Bizet. Mais cette rupture avec Wagner ne se fait pas sans une grande douleur. Les douleurs, il connaît bien : douleurs de déceptions amoureuses, douleurs de son corps malade comme de son esprit en errance.
On peut dire que la musique est, pour Nietzsche, le signe de la perfection de la vie, elle exprime la vie en soi, en tant que telle, dans sa perfection, dans son essence la plus intime.
La vie sans musique n'est qu'une erreur, une besogne éreintante, un exil.
Ce qui est très impressionnant dans ce livre, c’est la façon dont l’auteur nous révèle Nietzsche assis au piano —voir la couverture du livre — improvisant, suspendant le temps, hésitant, plaquant des accords jaillissant spontanément de ses doigts, ce funeste adolescent qui martyrise son piano jusqu'à en tirer des cris désespérés. Mais aussi Nietzsche écrivant, pensant, marchant, fléchissant, tombant, perdant peu à peu pied pour enfin s’éloigner des livres et du piano.
Pour chacune de ses compositions, Nietzsche commence par de longues improvisations, n’hésitant pas à se perdre dans des accords improbables, des tempos effrénés. Il procède également ainsi en écrivant des livres : il marmonne ou clame des mots et des phrases au cours de longues marches, puis les jette sur le papier.
Un mot de l’auteur — écrivain, dessinateur, éditeur franco-suisse — qui dessine comme il écrit, avec la même justesse et la même finesse ; il joue avec les nuances de gris, de blancs et de noirs, avec les ombres et les lumières. Les dessins parlent la même langue que la musique de Nietzsche, et c’est ce qui fait de ce petit livre inspiré une œuvre unique et remarquable.
Nietzsche au piano
Frédéric Pajak
Éditions Noir su Blanc (2024)









