“Dans le fossé” de Sladjana Nina Perkovic
Bienvenue en Bosnie, où la narratrice demande comment [elle s’est] retrouvée au milieu de nulle part, sur un chemin boueux, raide et défoncé. C’est par cette réflexion que commence l’histoire de ce roman écrit à la première personne. Une jeune fille qui n’a pas de nom, allongée dans un fossé, dans un trou paumé, le trou du cul du monde, déroule le fil de sa vie, analyse les comportements extravagants et hauts en couleurs de la peuplade familiale gravitant autour d’elle, se débat avec ses contradictions, ses envies, ses contraintes, ses faiblesses.
Elle ne veut rien de personne, seulement pouvoir regarder sa série policière préférée à la télé, mais voilà, c’est sans compter avec les mères, les pères, les mémés, les pépés, les frères, les sœurs, les parents proches et éloignés, les voisins et les amis, qui n’ont qu’une seule vocation, celle de vous empoisonner la vie. Le ton est donné, acerbe, moqueur, et le récit démarre tambour-battant sous les allures d’un règlement de compte avec cette société qui vous prend à la gorge et vous empêche de respirer. En Bosnie, on reste prisonnier de son milieu, on n’échappe pas à sa famille.
Les sommations d’une mère toute puissante tombent comme un couperet et ne souffrent aucune objection : File au village assister aux obsèques de la tante Stana, et ouvre grand les oreilles si ça parle d’héritage. La tante Stana est morte étouffée avec un morceau de poulet. Se succède alors une série d’aventures désopilantes et inoubliables : en commençant par la montée rocambolesque au cimetière en haut d’une montagne dans la Golfette toute déglinguée du cousin Stojan ; passant par la description des funérailles — une anthologie de burlesque hilarant — : Le Pope, s’appuyant à la croix de bois, regardait dans le vague, quelque part derrière son épaule droite. L’oncle Radomir — ressuscité d’une piteuse tentative de suicide — pendait comme crucifié entre le cousin Stojan et la Popesse. Tante Milva guettait l’occasion de sauter sur tonton Loir pour lui prendre la bouteille de rakija pour le repos de l’âme. Les pleureuses poussaient un gémissement de-ci de-là, mais sans beaucoup de conviction. Continuant par la convocation au commissariat de toute l’assemblée criant au scandale laisse le lecteur abasourdi ! J'en passe et des meilleures !
La narratrice n’épargne rien ni d’elle-même, ni de ses personnages. Avec une acuité féroce et désarmante de véracité, elle pointe avec humour les faiblesses, les espoirs, les désillusions de chacun. Il pleut beaucoup dans ce pays, en trombes qui inondent terre et humains. La rakija coule à flot, qui enflamme corps et âmes.
La lecture du livre m’a fait penser au cinéaste Emir Kusturica, qui, dans son observation aiguisée des mœurs traditionnelles de son pays, use de farce cynique, bouffonne et burlesque. Comme dans ce roman, l’exubérance traduit une conception tragique de l’histoire et des hommes. Le fossé peut bien être la métaphore du tragique d’une génération prisonnière de son passé et d’un non-avenir. Un avenir qui pourrait disparaître dans une terrible explosion… Et l’autrice, de poursuivre avec ces derniers mots : … et je n’ai pas particulièrement envie de faire partie du spectacle. Je dois me mettre en route maintenant. Si je ne me dépêche pas, tout pourrait s’évanouir en fumée.
Mots de l’éditeur : Farfelu, absurde, délicieusement réjouissant.
Dans le fossé
Sladjana Nina Perkovic
Éditions Zulma (2024)









