FESTIVAL DU LIVRE DE SÈTE
16e AUTOMN’HALLES
DU 24 AU 28 SEPTEMBRE 2025
LE BLOG DES AUTOMN’HALLES

La porte se referma sur le dernier homme . Ainsi commence ce roman où l’on va découvrir par petites touches énigmatiques le destin si singulier de Manushe. Elle est l’une de ces vierges jurées qui ont fait le serment de renoncer à leur condition de femme. En contrepartie elles ont acquis les droits que la tradition réserve depuis toujours aux hommes : travailler, posséder, décider. Et dans son village Manushe jouissait de l’affection générale et d’un respect authentique. On admirait le sacrifice qu’elle avait fait en refusant d’être mariée de force au vieux Parush. Mais l’arrivée d'Adrian, un homme à l’aura singulière va faire chanceler les étais jusqu’alors solides de la routine séculaire où elle vivait . Une scène d’horreur va éclairer brutalement l’origine de ces destins contre nature, comme un avant-goût du thriller auquel on ne s’attendait pas. Comme pour introduire le désir naissant chez Manushe, jusqu’alors contenu, jusqu’aux rêves où elle dévoile son corps aux yeux déroutants d'Adrian . Avec l’éveil des sentiments la prose se fait poétique puisque t out était plus beau ou plus laid… Les ciels de peintre qu’elle observait se défaire entre les cimes et retomber au faîte des sapins en traînés dorées ou bleues . Mais le réel va s’inviter au travers du miroir acheté qui lui renvoie son image, trop effarouchée au point de cacher son sexe de la main, pour encore ressembler à un homme, avec ses seins presque fondus, sa poitrine enfoncée à force d’être niée , comme une bonne sœur. Jusqu’au jour où Adrian la déshabille sans la toucher avant de lui dire qu’ il l’attend dans la voiture pour aller faire les courses. Une fissure venait de s’ouvrir qui la laissait comme plomb, assommée . Le suspense ne fait que commencer. Plus tard Adrian parlera. Quand on croira que l’histoire va s’éclaircir, on mesurera le courage qu’il faut aux rivières avec ses destins croisés, ses deux faces d’une même pièce. Si on apprend vite pourquoi Manushe a signé la fin de sa vie de femme , pour échapper à son sort dans les règles du droit coutumier, il faudra lire toute cette histoire et ses rebondissements pour connaître la vérité tragique d’Adrian quand son père avait pris sa décision : l’enfant qui venait de naître serait élevé comme un garçon . À partir de là, par une complaisance de l’organe à la nécessité sociale sa voix même sembla muer , jusqu’au drame où avait sombré son enfance factice … Avec ce premier roman Emmanuelle Favier explore ces identités troubles nées moins du hasard que de la nécessité, où son style singulier saisit la force du mythe . Le courage qu'il faut aux rivières Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2017) Rééditée par Le livre de poche

Seuls est un roman extrêmement condensé qui date de 2004, dans l’ordre, c’est le 4 e de Laurent Mauvignier. Lequel condense, là encore, toutes ses énigmes dans un titre qui suggère que les solitudes sont multiples et que chacun y a droit, à sa façon. L’histoire, c’est celle de Pauline qui revient de l’étranger — où elle a vécu avec Guillaume, qui y est resté — et reprend naturellement sa place dans l’appartement que Tony et elle partageaient quand ils étaient étudiants. Sans savoir que son être, son départ et son retour ont totalement déterminé Tony, dans ce qu’il a fait — l’abandon de sa maitrise de Lettres, le refuge dans un travail sisyphien de nettoyeur de trains — et dans ce qu’il s’est toujours refusé à dire, même à lui-même. Trouvant normal que Pauline n’ait pas songé à être amoureuse de lui , prétextant sa folie à lui de rester patient autour d’elle ; ils partagent tout, les confidences, les galères, mais elle ne se rend pas compte qu’il est là pour elle exclusivement, qu’il a beau tenter de se convaincre qu’attendre Pauline était plus beau qu’être avec elle — en mode proustien — il ne voit son rêve coïncider avec la réalité que dans l’illusion d’un retour qui n’en est pas un, qui sera soumis à temporalité, forcément. Que le goût amer qu’il y a à partager les échecs , il le vit au centuple, quand elle s’en remettra, toujours. Il se bat pour ne pas succomber à cette haine de croire que Pauline lui devait des comptes , s’est arrangé physiquement, s’est apprêté pour l’accueillir comme il se doit, qu’elle se sente chez elle… Il ne demande rien davantage que partager cette grande banalité de la vie , celle que son père a vécue avec sa mère avant qu’elle meure et qu’elle les laisse seuls, à deviner comment un homme doit faire pour vivre comme ça . Il lutte, Tony, toujours enclin au reniement de lui et à l’effacement , à consigner pour lui ce qu’il pense dans ses carnets secrets. Il s’était bien déclaré, à 12-13 ans , mais elle avait mis ça sur le compte d’une passade, était revenue à ses vrais soucis de jeune fille, qui grandira dans la certitude, dit Pauline au père de Tony, qu’il n’a jamais aimé que l’impossibilité d’être aimé . Le père, c’est celui qui va recueillir les confidences de son fils, poussé à croire qu’avec elle, c’était tout ce qui semblait possible du temps où ils étaient étudiants qui était revenu . Qui verra son fils s’enfoncer dans un autre deuil impossible, se renfermer sur lui-même — vous savez, c’est étrange, ces derniers temps, Tony est redevenu Tony , lui dit-elle. — J’aurais voulu la gifler , se souvient-il. Puis disparaître, sans prévenir personne, après avoir délibérément choisi de ne pas venir au déménagement de P. qu’il avait lui-même organisé. Après être passé voir son père pour lui dire qu’il ne savait plus faire, mentir, s’arranger ; vouloir — enfin — lui dire parle-moi de l’Algérie et en être incapable : toujours Pauline qui revenait . Deux jours après, c’est l’ancien qui va la voir pour tout lui dire, enfin (également) de qui est son fils et de ce qu’elle en a fait, autant que lui. Avant qu’elle renverse l’accusation, et que la fin laisse exsangues les protagonistes et le lecteur dans ce qu’elle révèle de tout ce que personne n’a voulu voir. Et les montre Seuls face à leur perception de l’histoire, le poids de ce que chacun cache et que peut-être il ignore. Le désastre déjà joué , que racontera un ultime narrateur de ces vies entremêlées. Il y a 21 ans, Mauvignier s’ancrait dans l’écriture du silence et des mots cachés. Dans tout ce qu’il y a derrière ce qu’ils disent. Les mots faits exprès , fait-il dire à son narrateur. Dans la description pointilliste des situations qui les arrachent — on fume beaucoup et on boit autant, pour leur échapper, dans Mauvignier — dans la litière du chat, la tasse de café ou la cendre qui s’accumule. Dans Seuls , c’est par accumulation qu’il construit un récit par strates, jusqu’à la chute — la fin de l’attente — qui révèle tout ce que le sacrifice peut contenir de déni et de refoulé. Ce que les apparences doivent à la colère. Seuls Laurent Mauvignier Les Éditions de Minuit (2004) Laurent Mauvignier sera l’invité d’un grand entretien aux Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).

Je n’ai pas beaucoup mémoire d’avoir été parcouru d’un tel frisson à la toute fin d’un roman. Peut-être s’explique-t-il par la part de culpabilité de ne l’avoir pas lu avant, d’avoir connu une époque où je ne lisais plus les livres d’un auteur que j’ai pourtant toujours trouvé essentiel ? Qu’importe, la fin, renversée, de Continuer , 10 e roman de Laurent Mauvignier, paru en 2016, m’a tellement bouleversé après que le roman m’a tenu en haleine que j’ai eu de la peine à quitter ces personnages. Samuel et Sibylle, le fils et la mère, qu’on trouve, directement, confrontés à des possibles voleurs de chevaux, une culture au Kirghizistan , ce pays montagneux d’Asie Centrale dans lequel mère et fils se sont exilés pour trois mois, en solitaire et à cheval, donc, puisque c’est tout ce qu’ils ont partagé en 16 ans, marqués par une séparation, un déménagement (à Bordeaux) et un décrochage, à tous les niveaux . Sibylle veut sauver son fils de la perte, rattraper sa vie à elle qui part à vau-l’eau (on saura plus tard pourquoi) : est-ce qu’elle va finir de tomber, comme elle voit que son fils est en train de tomber ? l’acte fondateur ( décider ) est là, elle vend la maison paternelle à laquelle elle semblait tant tenir, prend une disponibilité de son travail d’infirmière — quand tout la destinait à devenir chirurgien — va contre les moqueries de son ex, Benoit, le père de Samuel, qui n’a de cesse de la ramener — ma pauvre chérie — à tous ses échecs précédents, au sens des réalités qu’elle n’a jamais eu, selon lui. Quand elle le fait venir, chez elle, alors qu’elle s’était juré qu’il n'y mettrait jamais les pieds, il tourne tout en dérision, se moque du robinet qui fuit ( ploc ) comme s’il était l’incarnation de sa propre nécessité conjugale, se dit qu’un bon pensionnat réglerait tout, comme ça l’a fait pour lui. Mais si Sibylle s’accroche à son idée folle, c’est qu’elle sait que c’est le seul moyen de sortir de sa dépression, de retrouver l’essentiel en renonçant aux fausses valeurs occidentales. Au pays des Chevaux Célestes , elle attend que Starman & Sidious, les montures qu’elle a achetées et que Samuel a nommées — pour Bowie & Star Wars — montrent à son fils qu’elles sont plus que des chevaux, enfin, qu’elles sont devenues des chevaux , qu’il faut comprendre, gérer, bichonner. Elle veut qu’il comprenne la valeur d’une simple bouteille d’eau, de quelques feuilles de papier-toilette, il faut que tu prennes , dit-elle, le moins de place possible dans le monde qui va t’accueillir . L’adolescent taciturne, skinhead en perdition, va regimber, s’enfermer dans ses écouteurs, mais suivre le rythme, dense, vivre les soirées chez les nomades qui accueillent, toujours, parce que c’est la coutume : il y a toujours un homme pour expliquer qu’on doit aider celui qui passe devant la porte de notre maison : si les portes des yourtes ne se ferment pas, c’est uniquement pour respecter cette règle . Sa mère leur parle russe — la langue de ses grands-parents — il en a les bases mais ne dit rien, s’agace de ce que Sibylle pût être populaire, voire plaire à un des randonneurs (français) qu’ils croisent, deux fois. Au fur et à mesure qu’ils avancent dans le périple, qu’ils tombent dans le piège facilement, sans se rendre compte qu’il se renferme sur eux et qu’ils ne pourront pas faire machine arrière , Mauvignier, par analepses, éclaire le passé de Sibylle, quand elle espérait encore en la vie, qu’elle aimait éperdument Gaël, ce motard rencontré sur fond de station essence ExxonMobil, avec le cheval ailé comme symbole qui peuple encore ses cauchemars, récurrents, qu’elle se destinait à la chirurgie et qu’elle avait même écrit un roman, accepté par les éditeurs, comme Beckett — d’où le prénom de son fils — ou Modiano, sans en croire ses oreilles. Il raconte l’histoire d’une vie ancienne, d’une vie morte , dont ne subsistent que la honte, le dégoût, le mépris de soi . Il use de l’anaphore — pourtant, X3 — pour dire à quel point elle était bien partie, dans la vie, et que tout s’est écroulé. À coup d’attentat à la station RER B à Saint-Michel — le 25 juillet 1995, revendiqué par le Groupe islamique armé algérien — une faille dans ses valeurs humanistes qu’elle a tu mais qui ressurgira un soir où Samuel, qui a trop bu, lâchera — sans rien savoir de ce qui s’est passé dans la vie de sa mum’ — une diatribe anti-musulmans ( les Arabes ) stupide et confuse : il a peur des images qu’il voit des banlieues, lui qui n’y est jamais allé . C’est le point de rupture dans le voyage, la séparation brutale, un dénouement violent. Les vies secrètes de deux voyageurs ont pourtant un point commun, qui agira comme un révélateur dans une chute dramatiquement belle : le Heroes de David Bowie, une chanson qui parle de se maintenir debout même si c’est pour un jour, d’être ensemble, des héros pour un jour . Mauvignier excelle dans la façon de reconstituer, par petites touches, les éléments qui ont fait une vie avant la vie qu’il narre, et se sert d’un roman d’aventures* - paysages et cultures à l’appui - pour écrire sur l’élément fondateur de toute création, l’amour infini d’une mère pour son fils. À ce titre, le renversement final, que Benoît, le père, qui se croyait imbattable, sur tous les terrains, perçoit via une partie de oulak-tartych, ce jeu où les jeunes s’affrontent(à cheval) autour d’un mouton décapité , est éloquent. Sans un mot, comme toujours, chez Mauvignier. *idée venue de la lecture d’un article du Monde en 2014 Continuer Laurent Mauvignier Les Éditions de Minuit (2016) Laurent Mauvignier sera l’invité d’un grand entretien aux Automn’Halles le jeudi 25 septembre 2025 (informations à venir).
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